ateliers d'écriture : l'écriture d'invention et l'enseignement
la contribution de Bruno Bernardi

Bruno Bernardi enseigne la philosophie à Marseille - dernier ouvrage publié : l'édition GF du Contrat Social de Rousseau, avec introduction et matériel critique

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" …ce qui est changé, c'est que le geste littéraire, poétique ou narratif, n'est plus posé comme muséal, mais dans un rapport de nécessité de l'écrit au monde, via ce geste ", F.B.

Je ne suis pas écrivain ; je n'enseigne pas la littérature ; je suis un peu las des débats avortés parce que dès le départ bloqués dont l'institution scolaire est régulièrement l'objet : beaucoup de raisons, malgré tout l'intérêt des contributions lues sur remue-net, pour ne pas intervenir dans l'échange en cours. Je m'y résous pourtant parce que le point de vue de l'enseignant de philosophie que je suis me conduit à un regard de biais : peut-être pourra-t-il contribuer à la réflexion.

L'enseignement de la philosophie est, depuis de nombreuses années, l'objet d'un débat tantôt larvé tantôt exacerbé, qui, au regard de la discussion en cours, peut paraître se jouer à front totalement renversé. Je schématise ici rapidement les choses.

L'enseignement de la philosophie en France s'est développé autour de deux formes réciproques : le cours, la dissertation. Le présupposé commun de ces deux formes : il n'y a de rapport authentique à la philosophie, autrement dit philosophique, qu'actif. De là l'idée selon laquelle un professeur de philosophie ne peut se borner à exposer des pensées que d'autres auraient eues, les doctrines des philosophes, mais doit concevoir son enseignement comme une activité de penser. Faire cours c'est alors poser, et donc se poser, un problème pour son propre compte, tenter de le prendre en charge en faisant fond sur les œuvres des philosophes comme objet d'appropriation. De là aussi la place centrale accordée à la dissertation comme exercice au travers duquel chaque élève est appelé, pour son propre compte, à faire de la philosophie : rencontrer un problème, en mesurer les enjeux, chercher à le prendre en charge par un mouvement de sa propre pensée. Cet idéal régulateur, car c'est bien de cela qu'il s'agit, est régulièrement remis en cause, et de plus en plus frontalement, comme porteur d'une double présomption. Les professeurs de philosophie en " se prenant pour des philosophes " se hausseraient plus haut que leur col, en exigeant de leurs élèves qu'ils fassent de la philosophie ils leur assigneraient une tâche impossible. C'est ainsi, implicitement ou non, que l'on expliquerait les difficultés croissantes rencontrées par l'enseignement de la philosophie. L'invention est donc ici présentée comme exigence exorbitante. On a commencé par minorer sa place dans les séries technologiques, substituant presque entièrement à la dissertation des questions posées sur un texte. De plus en plus de voix s'élèvent aujourd'hui pour voir dans la dissertation un exercice devenu impossible, auquel il vaudrait mieux substituer des exercices aux objectifs plus limités, vérifiant l'acquisition de connaissances et de compétences déterminées.

On pourrait bien sûr ironiser sur l'incohérence qu'il semble y avoir à faire une place à l'écriture d'invention dans l'enseignement de la littérature, au moment même où on cherche à réduire sa place dans l'enseignement de la philosophie. Je suggérerai plutôt qu'il faudrait discerner la cohérence implicite de ce double mouvement : n'est-ce pas que l'on croit d'un côté que l'invention littéraire est affaire de subjectivité émotive et d'imagination, de "spontanéité " et par conséquent plus " facile " que l'exerce critique d'analyse d'une œuvre littéraire, et de l'autre que l'on considère inversement que l'invention conceptuelle est plus difficile que la compréhension d'un texte que l'on peut expliquer ce mouvement croisé ? Si tel est bien le cas, je crains que l'inscription d'une épreuve d'invention à l'EAF ne se fasse sur la base d'un gigantesque malentendu, et que le sens de la pratique d'atelier n'en soit profondément dénaturé. Ce contresens serait alors commun à ceux qui ont imaginé cette mesure et ceux qui la rejettent : une même incompréhension de ce qu'est l'écriture d'invention.

Mais je crois qu'il y a bien autre chose à tirer du rapprochement que je suggère entre littérature et philosophie concernant la question de l'invention. En tout cas, c'est ce qui m'intéresse ici avant tout. Il ne s'agit pas de ce qui est facile et de ce qui ne l'est pas, mais de ce qui a une nécessité et de ce qui n'en a pas. Le propos de François Bon que je rappelais pour commencer me semble mettre exactement le doigt sur ce qui compte. Pourquoi penser, pourquoi écrire des fictions des poèmes ou de la philosophie, pourquoi en lire ? Pour une seule et même raison : parce qu'il y a nécessité. Et cette nécessité (F B le dit dans un raccourci que je ne crois pas trahir en l'explicitant) ne peut se faire valoir que de façon tridimensionnelle. Ce ne peut être qu'une nécessité subjective : ce geste par lequel on prend une feuille pour écrire, un livre pour lire, n'a de possibilité et de sens que comme ce à quoi une contrainte intérieure nous pousse inexorablement, sur le mode d'un sauve qui peut. Nécessité objective tout aussi bien ; c'est parce qu'il y a face à nous du résistant de l'irréductible, de l'au bout du compte inassimilable, que nous nous engageons dans ce qui ne peut jamais être immédiat ni facile. Cet il y a, cette nécessité peuvent prendre un autre nom : le monde, notre monde. Mais ce qui fait qu'il y a de la philosophie, de la littérature, c'est que ces deux nécessités ne peuvent se faire valoir, ne peuvent valoir que par une troisième, qui est de l'ordre du faire, ou plus justement encore du geste. Geste poétique ou théorique, si différents en plus d'un sens et si semblables en cela qu'il s'y agit d'obéir à une nécessité en se donnant une contrainte. C'est parce qu'il résume assez bien l'unité de ces trois dimensions que j'aime le mot atelier.

Je ne tirerai que deux conséquences très simples et très concrètes de ce que je viens d'avancer sous une forme trop indéterminée : ce qui ne va pas dans la façon dont aujourd'hui ne fonctionne pas la dissertation de philosophie, c'est que la contrainte du geste en devenant exercice, en ne devenant trop souvent qu'exercice, perd ce qui fait sa raison d'être : son pouvoir de conjuguer la nécessité subjective de penser (et cette nécessité n'a rien à voir avec le pathétique) et la nécessité objective du monde qui est à penser. La philosophie alors devient du bavardage. Ce qui va, quand cela va (car je crains qu'il puisse parfois y avoir ambiguïté) dans la démarche des ateliers d'écriture - qui sont alors tout aussi bien des ateliers de lecture - c'est précisément de s'enfoncer dans cette triple nécessité. Qu'en restera-t-il dans une " épreuve d'écriture d'invention " à un examen comme l'EAF ?

NB: le terme invention a bien des défauts, il a aussi cet avantage de pouvoir être mis en facteur commun de tout ce qui (science, philosophie, fiction, poésie) a pour chair le langage.

Bruno Bernardi