On n'est pas né sous le coton

Sylvain Renel


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On n'est pas né sous le coton.

La rue, c'est quoi ? je vais t'expliquer. J'ai passé deux hivers, j'ai dormi à droite à gauche. J'ai dormi dans une vieille voiture. Je connaissais le patron, il m'a dit tu peux dormir ici, je me suis débrouillé.

J'ai fait les routes, j'avais vingt-et-un ans, j'en ai trente-six. Je suis allé en bas de la France, Perpignan, Carcassonne, enfin tout le bas. Je sais pas pourquoi j'ai atterri à Nancy. Moi je suis de la Haute-Marne, je joue de la guitare et de l'harmonica.

Je suis au feu rouge. J'ai une pancarte. Je peux pas jouer de la guitare, la vitre fermée ils entendent rien. J'ai marqué :

A la rue / Ce qui m'arrive peut vous arriver un jour / Un geste, je vous remercie

Je change tout le temps. Il y a des trucs qui me viennent. Je dis : Merde, ça marche pas. Ou j'avais marqué, comme ça :

A la rue / Un geste d'amitié / S'il vous plaît merci

Et des fois je marque simplement :

Bonjour

Il y a plein de trucs qui me viennent. A chaque fois je change de pancarte. Je me suis dit : Pourquoi je suis comme ça ? J'ai pas de solution. J'aime ma liberté.

Un jour, il y a un mec qui m'a dit : " C'est pour boire ? " J'ai dit : " C'est pour survivre. "

Mon premier hiver je l'ai passé au plateau de Malzéville. Une ancienne boîte de nuit discothèque, en remontant la côte, sur la droite. C'est abandonné. Le nom, c'est La Gueule du Loup. J'ai trouvé ça. On s'est installés, on a fait un genre de squat. Dans la baraque, j'ai récupéré un matelas, des couvertures, ce qu'il faut. Il y avait des chaises, une cheminée, on pouvait faire du feu pour manger. J'étais équipé : j'avais un ouvre-boîte, j'avais récupéré une grille.

Tu vois l'Hyper Affaires à Seichamps, c'est un peu plus bas. Il y a une pancarte rouge, c'est marqué Propriété Privée. Alors il y a le feu rouge, plus bas que mon squat. Le feu rouge est au croisement, c'est la route d'Agincourt, en dessous d'Intermarché.

Mon squat il y a une espèce de porte que l'Indien et moi on a fait. C'est un ancien garage, on a tout nettoyé, tout mis aux poubelles. On n'a pas de lumière, on s'éclaire à la bougie. Pour faire à manger, on mange froid. Maintenant c'est un squat propre. Il y a un sommier, matelas dessus, on peut y dormir à trois.

Il y a l'Indien et moi. L'Indien c'est un surnom. On l'appelle l'Indien, parce que c'est un homme qui sait tout faire. Tout faire de ses dix doigts. Pas la peine de lui dire voilà un marteau puis des pointes, il sait tout faire. Mais il vit en Indien, il a de grands cheveux.

On faisait de la récupération. Dans les poubelles, tu t'enrichis. Tu trouves n'importe quoi, tables de nuit, tables, chaises. Des petites bricoles, des chutes de moquette, carrelage, tout, tu trouves.

Mais quand arrive le soir, quand je suis tout seul, c'est comme un rideau qui tombe.

Seul, seul, seul. Je réfléchis, je réfléchis.

Je sors dehors et je me dis : Pourquoi je suis comme ça ?