Pierre Reverdy / Le premier pas qui aide
extrait de Pierre Reverdy, "Le premier pas qui aide", 1954 - texte transmis par Alain Freixe

...ce qui, dans l'oeuvre de Rimbaud, m'a donné le choc décisif et ce qui importe le plus, longtemps répété, c'est que, pour la première et unique fois, d'ailleurs, je n'ai pas discerné dans son oeuvre les moyens littéraires, dont elle est si riche; je suis allé droit à ce qu'elle contenait de substance, ne l'atteignant cependant que dans la plus éblouissante obscurité...

Ce que je sentais de plus clair, en moi, c'est que tout y était profondément obscur, et que je ne serais délivré de cette très pénible oppression que lorsqu'elle aurait été remplacée par une clarté improbable, mais à coup sûr éblouissante. Je pataugeais dans la nuit la plus épaisse, sans moyen d'en sortir et j'aspirais à la lumière, à cette sensation physique et morale de liberté que nous donne la lumière du plus grand jour.

Cela n'a rien de particulièrement remarquable et doit à peu près se passer chez tous ceux qui se sentent piqués de cet inexpiable désir d'exprimer ce qu'ils éprouvent d'inexprimable dans l'âme au moyen d'un outil, quel qu'il soit.

Mais ce qui l'est davantage, en 1'occurence, c'est d'avoir reçu le choc de la lumière d'une oeuvre qui, du premier abord, me parut encore plus obscure que tout ce que je pouvais sentir d'obscur en moi-même.

Jusque là j'avais lu, ni plus ni moins que tous les autres jeunes gens, des romans, surpressés de faire toutes les révélations qu'on ne leur demande pas. Ils accaparent la cimaise et, comme les yeux commencent à faiblir autant que les oreilles, on n'a plus envie de rien lire du tout. Moi, j'ai gardé la vieille édition du Mercure avec les titres et autres inexactitudes fraternellement berrichonnes. Elle m'a bien servi, telle quelle, et, à présent, si j'allais m'aventurer vers une édition récente, rencontrer une nouvelle version, qui sait, il me faudrait peut-être tout recommencer. Or je n'en ai aucune envie.

*

Mais ce que je dois à l'un, ce que je dois à l'autre se précise de plus en plus dans mon esprit. Et ça, je n'aurais rien su en dire il y a quelque quarante ans. Aujourd'hui, je me demande ce qu'il serait advenu de moi si, par exemple, Rimbaud, ou plus exactement l'oeuvre de Rimbaud ne m'était pas tombée sur la tête et dans les mains juste au moment où je désespérais de trouver jamais le moyen de me décharger d'un tout, qui me plaisaient parce que je n'y cherchais que des images d'une vie plus dense dont la trame nourrissait mon penchant à la rêverie et dont j'abandonnais très vite l'affabulation pour vivre ma propre histoire dont elle n'était plus dès lors qu'un très vague canevas. Mais dès qu'il s'était agi de me mettre, à mon tour, à écrire, rien de ce que j'avais lu, aucun même de mes auteurs préférés, qui étaient des plus grands, n'avait pu m'y aider.

Il n'y avait pas entre l'art d'écrire et mon désir de parvenir moi-même à écrire le moindre point de contact. Et j'avais renoncé. Et longtemps encore après avoir écrit, et même publié, j'ai continué à renoncer et à regretter de ne pas être parvenu à me délivrer de l'obsession par des moyens plastiques.

Ces moyens, je ne les avais pas, je ne les avais pas plus ni moins que les moyens littéraires, je n'avais rien. Et ce que m'a apporté Rimbaud, ce qui, dans l'oeuvre de Rimbaud, m'a donné le choc décisif et ce qui importe le plus, longtemps répété, c'est que, pour la première et unique fois, d'ailleurs, je n'ai pas discerné dans son oeuvre les moyens littéraires, dont elle est si riche; je suis allé droit à ce qu'elle contenait de substance, ne l'atteignant cependant que dans la plus éblouissante obscurité. Des mots savoureux comme des galets dans le torrent, des nœuds de lianes serrés comme des poings, des écharpes amplement dénouées dans le vent comme des plages. La terre à fleur de peau, la joue creuse du ciel et l'éclat de la chair pour l'œil et le désir dans une déchirure.

Pierre Reverdy
Extrait de Le premier pas qui aide, 1954