Claudette Oriol-Boyer / L'objet d'art scriptural |
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Voici un article publié en 1994 dans la
revue Clés à venir du CRDP de Lorraine. le site personnel de Claudette Oriol-Boyer |
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NOTE de Claudette Oriol-Boyer (22 avril 2001) Il y a un an, l'éditeur Hatier m'ayant avertie qu'il allait mettre au pilon des milliers d'exemplaires du manuel de cinquième* qui encombraient ses locaux, j'ai récupéré ce lot et peux distribuer en spécimen le livre à ceux que cela intéresse. Ecrire à Claudette.Oriol-Boyer[@]u-grenoble3.fr *collection "Lire, écrire ensemble": Français 5ème, par Christine Duminy-Sauzeau, Yvette Faure, Daniel Grappin et Claudette Oriol-Boyer, Hatier 1995. |
Pour une didactique du français, langue et littérature Revue Clés à venir n°6, octobre 1994, "Maîtrise de la langue" CRDP de Lorraine Claudette Oriol-Boyer
Ce problème lexical en recouvre un autre sur le plan didactique : une mauvaise articulation entre l'enseignement de la langue et celui de la littérature dans l'institution scolaire. Les causes en sont multiples. Tout d'abord, à quelques exceptions près, les chercheurs en linguistique et les chercheurs en littérature n'éprouvent pas le besoin d'articuler leurs champs de recherche. Les linguistes pensent souvent que les littéraires occupent des positions conservatrices en tant que gardiens de la tradition langagière et du " beau langage ", signe de reconnaissance d'une élite. Pour eux, inversement, c'est la maîtrise de la langue dans ses usages ordinaires, évoluant et vivant de son oralité, qui est établie comme une priorité. La lecture des textes littéraires devient alors, de ce fait, réservée aux élèves qui atteignent les filières classiques de lycée où l'on retrouve plus ou moins, comme dans les classes de rhétorique au XlXe siècle, les enfants issus de milieux socio-culturels favorisés. A vouloir privilégier ainsi le seul apprentissage du français fonctionnel, on risque de favoriser le -maintien en place d'une élite : elle seule aura droit à une initiation artistique, elle seule aura la possibilité de rencontrer le travail accompli par les écrivains dans et avec la langue. Quant aux littéraires, craignant que l'émotion, le symbolique et le mystère de l'art n'aient plus de place, ils ont tendance à regarder avec une certaine inquiétude ces linguistes, techniciens de la langue au cur sec. C'est pourquoi, après s'être détournée de la linguistique et du travail sur le signifiant, la critique littéraire est encore surtout interprétative. La " littérarité " est alors conçue non comme le résultat d'opérations langagières mais comme le simple produit d'une légitimation institutionnelle. Le texte, objet d'art scriptural, disparaît au profit de son aventure lectorale. Bref, linguistes et littéraires sont, chacun de leur côté, à juste titre mais pour des raisons inverses, persuadés qu'ils travaillent à l'avènement de ce qui est essentiel dans une société: la maîtrise de la langue et de la communication pour les uns, la construction de l'honnête homme et de sa culture pour les autres. On le comprend, un tel cloisonnement empêche de penser l'articulation langue et littérature. Pourtant, la linguistique est la seule discipline qui permette d'observer un texte littéraire à partir de sa matière constitutive, la langue, tandis qu'inversement, la littérature est un magnifique laboratoire d'expérimentation linguistique, à condition toutefois qu'on s'exerce à l'écrire et qu'on ne se contente pas de la lire.Larticulation lecture méthodique-écriture méthodique C'est l'écriture d'un texte littéraire qui réclame en effet une intense réflexion sur le langage : en témoignent les manuscrits d'écrivains par leurs ratures et les écrivains dans leurs discours (correspondances ou journaux intimes). Grâce à eux, on peut s'apercevoir que le texte littéraire, surtout lorsqu'il est fictionnel, est le lieu d'une liberté entendue comme le droit d'expérimenter toutes les de combinaisons, toutes les manipulations langagières que l'usage ordinaire exerce de manière cachée ou " subliminale ". Tout ce qui se passe dans l'ombre discrète de l'usage ordinaire du langage est grossi, théâtralisé par l'écriture littéraire. Lorsqu'on en prend conscience, on ne s'en laisse plus conter aussi facilement. Mais cela ne se produit que si l'on apprend à effectuer une lecture distanciée. Si l'on se contente d'une lecture primaire où les mots collent aux choses, d'une lecture référentielle qui promeut l'illusion réaliste, on demeurera toute sa vie un lecteur de collections, " de gares " pour qui lire, c'est vivre, on n'atteindra jamais ce moment de distanciation où l'on perçoit le texte comme un objet fabriqué. On manquera cette intense activité métalinguistique qui " décolle le mot de la chose " (selon la formule de Jakobson) et qui est la condition des progrès langagiers d'un individu car (toujours selon Jakobson) ces derniers " dépendent de sa capacité à développer un métalangage, c'est-à-dire à comparer des signes verbaux et à parler du langage ". Dès 1924, Bakhtine avait mis en lumière les limites de l'identification, cette maladie infantile de la pratique lectorale :
C'est à partir du moment où le lecteur prend sa distance avec le texte qu'il conquiert la capacité de modifier ce qu'il lit, c'est-à-dire le pouvoir d'écrire. On peut dire que tout scripteur est un lecteur qui a su adopter une écoute productive lui permettant de réécrire, en les transformant, les textes qu'il lit y compris ceux qu'il vient d'écrire. Art de l'aliénation, la lecture doit devenir art de l'altération, seul moyen pour un sujet de percevoir son altérité, et par là même, son identité. C'est donc une écriture et une (re)lecture distanciée qu'il faut apprendre à effectuer ; une (re)lecture qui permet au sujet de ne pas faire corps avec son texte et d'accepter les modifications proposées par l'enseignant, sans percevoir cela comme une agression sur sa personne. En apprenant ainsi à passer très rapidement d'une lecture fusionnelle à une lecture distanciée, l'élève pourra découvrir que si lire, c'est fictivement vivre plus, lire c'est aussi effectivement écrire un peu ou même beaucoup, vraiment, passionnément En écrivant ainsi la littérature, on sera amené à expérimenter tous les usages de la langue, sans exception. On le voit, il est donc absurde de penser qu'il pourrait y avoir d'une part, un enseignement de la langue, et d'autre part, un enseignement de la littérature. L'un ne va pas sans l'autre.Se relire pour découvrir l'autre Chaque texte littéraire ainsi produit peut être perçu comme une variation langagière unique dont le code spécifique est à découvrir. Et le plus étonnant est que l'auteur lui-même doit aussi décrypter le(s) codes qu'il a utilisé(s) sans le savoir. En apprenant à se relire, il apprend à démasquer l'autre en lui, à accepter cet étranger qu'il est à son insu. Au contact d'une telle pratique, il shabitue à chercher la norme qui régit les paroles de l'autre, à considérer comme normales les différences langagières et donc à mieux communiquer avec l'autre.Les obstacles Mais proposer une didactique de la langue par
un entraînement à l'usage artistique de celle-ci ne va pas
de soi. une idéologie du don (commu-nément répandue chez les littéraires) qui interdit toute didactique de l'écriture artistique ; une idéologie socio-institu-tionnelle du "littéraire " (commu-nément admise par d'autres littéraires) qui tend à occulter les caractéristiques linguistiques sur lesquelles on pourrait fonder la spécificité du texte littéraire. la formation de l'enseignant de français qui ne le prépare en aucune façon à être un enseignant d'écriture kkklittéraire ; l'absence de pratique artistique de l'écriture chez la grande majorité des chercheurs qui, de ce fait, abordent toujours les phénomènes étudiés du côté du lectoral ; l'absence des écrivains dans l'école ; les contenus des épreuves d'examens ou de concours encore massivement dominés par l'écriture informative/argumentative ; l'écrasante domination des actions lecture (sans réflexion sur le lien lecture-écriture) qui véhiculent une conception de la lecture de type " réaliste " ne favorisant pas la " créativité ".Pour une redistribution des tâches Des pratiques de lecture et d'écriture méthodique dans toutes les disciplines Il est clair que cette articulation lecture-écriture mise en place dans le cours de français doit aussi devenir fondamental dans l'enseignement des autres disciplines. Cela signifie que l'enseignant de français doit collaborer avec ses collègues des autres disciplines pour les aider à effectuer, avec leurs élèves, une lecture et une écriture méthodique des textes relevant de leur spécialité. Ainsi, par exemple en histoire, en biologie ou en mathématiques, on pourra s'exercer à lire-écrire des passages de manuels scolaires. Cela implique donc une prise en charge partagée par la communauté enseignante du rapport à la lecture et à l'écriture dans l'école. Quoi de plus normal ? Pourquoi déléguerait-on au seul enseignant de français le rapport à la lecture et à l'écriture ? C'est trop pour un seul homme. Mais si l'on agit ainsi, que restera-t-il donc à faire en cours de français ?
L'apprentissage d'une réflexion métalinguistique systématique, appliquée à l'usage ordinaire du langage en liaison avec son usage artistique qui lui donne toute sa mesure. Au lycée en particulier, si on ne rencontre pas la littérature à part entière, et cela avec l'ensemble des élèves, c'est toute une société qui risque de perdre le contact avec ses écrivains. C'est en effet à partir de son entrée au lycée que l'adolescent atteint une maturité intellectuelle et affective lui permettant d'aborder les textes littéraires les plus élaborés. Les cours de français doivent proposer un travail approfondi sur la littérature afin de former des lecteurs avertis et aussi afin de susciter quelques vocations d'écrivains Actuellement, les élèves de lycée acceptent de faire de la littérature parce que cela sert à passer le bac. Dès qu'ils ont terminé leur épreuves de français, comme le prouvent les enquêtes, ils ne liront même plus un ouvrage de littérature par an Notre enseignement n'a pas su leur donner de vraies motivations. Notre société perd sa culture. Tout se passe comme si l'homme de la rue n'avait pas besoin de connaître la littérature de son pays. Pourtant, les enquêtes montrent que le désir d'écrire un livre est très répandu chez les Français qui regrettent alors de ne pas être en mesure de passer à l'acte. Il faut bien le dire, l'école est aujourd'hui sans doute coupable de laisser se développer une paralysie des adultes face à l'écriture sous toutes ses formes. Et lorsqu'elle tente d'y remédier, elle n'a pas assez d'ambition : elle n'offre pas à ses élèves le plaisir profond de la création littéraire, de cette rencontre difficile mais délicieuse dans et par la langue. Lécole doit donner les moyens d'écrire, de s'apprivoiser avec le langage, d'expérimenter ses limites et sa puissance. C'est à cette seule condition qu'elle pourra offrir au plus grand nombre la joie que procure la mise au monde d'un bel objet d'art scriptural dans la compréhension active du langage de l'autre. C'est à cette condition aussi qu'elle remplira véritablement sa mission d'éducation. Cela suppose plusieurs modifications importantes : un changement des programmes, des méthodes, des épreuves d'examen et des manuels scolaires et de profondes modifications en matière de formation des maîtres.Vers de nouveaux programmes, de nouvelles épreuves d'examen Si l'on admet de redistribuer entre toutes les disciplines le rapport à l'écrit et à l'écriture, il paraît normal d'accorder la priorité à l'usage artistique du langage dans l'enseignement du français. L'objectif poursuivi sera alors la compréhension des textes littéraires (décodage référentiel, générique, stylistique, à la lumière de la linguistique, sciences de l'observation), leur interprétation (à la lumière des sciences de l'interprétation comme la sociologie, la psychanalyse, l'histoire, la philosophie) et leur production avec une attention constante :
Et puisqu'il est permis dans Clés à venir de reconstruire un peu le monde tel qu'on le souhaite, voici quelques propositions à partir desquelles un échange de réflexions pourrait advenir. Par exemple, au lycée, on pourrait reconstruire les programmes et les épreuves de la manière suivante :
L'enseignement de la langue étant relié à la lecture-écriture de textes littéraires, on ne maintiendrait à l'écrit que deux types de sujets liés tous deux à la littérature. Premier sujet: Sujet d'argumentation autour d'une problématique d'écriture-lecture du texte littéraire (cf. questions au programme). Deuxième sujet : A partir dun texte littéraire (extrait ou texte bref):
Ces deux points sont intimement liés et permettent à l'élève d'exercer à la fois sa compréhension intuitive et sa compétence métatextuelle. Suppression de l'épreuve de résumé qui n'a pas de lien évident avec la littérature. Suppression de l'épreuve de composition française de culture générale, la culture générale étant testée aussi bien dans d'autres disciplines. Quant à l'oral, il comporterait l'explication d'un des textes (littéraires) présentés par le candidat au nom d'un groupement de textes ou à partir d'une uvre intégrale. Lexplication serait l'occasion d'aborder une ou plusieurs des problématiques d'écriture- lecture répertoriées dans la liste des questions figurant au programme.
On accorderait la plus grande importance aux passages des Instructions Officielles de seconde (réimpression 1991) concernant la lecture méthodique et on insisterait sur son lien obligatoire avec des pratiques d'écriture méthodiques. Pour cela, on peut reprendre, en la modifiant un peu, la phrase suivante:
Dans cette optique aussi, on remplacerait la formule de la page 15 des I.O. :
La didactique de la littérature comporterait :
Tout cela afin que lapprenti écrivain apprenne à être partie prenante dune histoire littéraire toujours en train de se faire.On conserverait
Entre la lecture des textes littéraires et lécriture du commentaire composé, plusieurs pratiques intermédiaires de lecture et décriture méthodique, comme :
Dans cette nouvelle optique, lenseignant
de français cesse dêtre dans ses cours un homme à
tout faire.
Cela suppose une nouvelle définition
des modalités de l'évaluation des produits.
Cela signifie pour lenseignant des outils permettant :
Cela signifie pour l'élève des outils permettant :
C'est donc un véritable outil de dialogue entre l'école et la maison, l'enseignant et les parents, l'enseignant et l'élève, qui doit être proposé. Si l'on observe les manuels (de lycée ou de collège) actuellement en cours, on peut remarquer qu'ils affirment tous à peu près la même chose dans leur préface : le décloisonnement des activités, la liaison lecture-écriture. Ce n'est donc pas à partir de la préface que les enseignants peuvent percevoir les différences. Comment choisir ? Sur quels critères ? Il faut avant tout observer comment ces principes sont appliqués. Quand les groupements de textes sont thématiques, il est clair que lattention à la matière verbale est moins importante que dans le cas où les textes sont regroupés en fonction de techniques ou de problématiques théoriques. Si les textes sont des prétextes à des leçons de grammaire, cela veut dire que le rapport au texte n'est pas primordial. Si on ne rencontre aucune formation à la réécriture-relecture, cela marque l'absence de prise en considération du processus de production scripturale. De même, quand les illustrations sont en rapport avec la seule thématique des textes, on doit être déçu car il serait plus formateur de rencontrer des images dont la facture semblable à celle du texte éclaire les mécanismes mis en jeu. Enfin, il faut remarquer que l'habitude empêche de prendre un recul critique. Pourquoi se satisfait-on du manuel qui pose des questions vouées à rester sans réponse de la part de l'élève qui, solitaire, le feuilletterait ? Pourquoi en collège se contente-t-on volontiers de questions de compréhension référentielle sur des textes littéraires dont précisément l'intérêt réside dans le travail de la connotation ? C'est en effet dès le collège que l'on doit former les futurs lycéens lecteurs et producteurs de textes artistiques; Pourquoi les auteurs de manuels de collège ne prennent-ils pas la peine de présenter leur lecture dans le manuel en utilisant le langage conceptuel qui sera ensuite demandé pour les dissertations en lycée ? Pourquoi les manuels ne gardent-ils pas la mémoire de ce que le professeur dit en classe sur un texte, exactement comme un manuel de mathématiques qui permet la révision du cours à la maison ?
4 - Circulation: un manuel dont vous êtes le héros La circulation dans le manuel est soigneusement
programmée. |