Assia Djebar : La Disparition de la langue française, roman

À l’automne 1991, après vingt années d’émigration en France, Berkane, la cinquantaine, est définitivement de retour en Algérie, dans son pays natal et dans sa langue d’origine, un dialecte de la rue algéroise parsemé de mots à consonances andalouses que lui ont transmis sa mère et sa grand-mère.

Au retour nécessaire de cet homme qui veut revoir les lieux, réentendre les voix, la mémoire se met en marche. Au cours de ce lent voyage, elle va se construire, se constituer.

Berkane s’installe dans une maison vide, face à la mer, puis se rend à Alger, dans la Casbah. Il arpente les ruelles de la ville. Il ne se souvenait de rien, pourtant il n’a rien oublié. Ni la rue Bleue de la demeure familiale, ni la rue de la Fontaine de la soif, ni la rue de la Maison détruite. Les noms français côtoient les noms arabes, l’enfant de six ans croise l’adolescent qui osa un jour entrer dans une maison « pas honnête », le fils frôle le frère, l’orgueil de la révolte contre la colonisation longe les cellules de la prison, l’insouciance et la jeunesse n’effacent ni le devoir ni le respect. Les jours et les semaines passent.

À la mémoire affective de Berkane, sensible aux odeurs et aux couleurs, aux gestes, aux visages, aux rencontres amicales se mêlent peu à peu les images, les récits et les espoirs communs à tout un peuple. Et si les figures aimées de sa mère le berçant dans l’ancien patio, de la grand-mère aveugle, de son père et de son oncle semblent de plus en plus souvent lui échapper, s’effacer, dans le même mouvement de la conscience il se les réapproprie en tant que témoins historiques. À évoquer la scène où le directeur de l’école, M. Gonzalès, ordonnait à l’enfant qu’il était : « Allons, toi, tu vas traduire à ton père ce que je vais te dire », il comprend et il accepte la façon à la fois généreuse et cruelle dont toujours l’histoire collective se tresse inextricablement avec l’histoire individuelle et s’en nourrit, apportant à chacun tour à tour l’enthousiasme du partage et le désespoir de la solitude. Il y aura fallu ce retour au pays, ce voyage dans la langue, ce travail de la mémoire découvrant son propre chemin et s’y inscrivant.

La disparition de la langue française (Albin Michel, 2003) est un beau roman d’Assia Djebar, un roman grave, où les voix du narrateur et de ceux qui l’entourent forment un des chœurs romanesques les plus puissants de notre tragédie contemporaine.

D’Assia Djebar : « Idiome de l’exil et langue de l’irréductibilité », le discours prononcé lors de la remise du prix de la Paix décerné par des éditeurs et des libraires allemands en octobre 2000 sur remue.net

Dominique Dussidour

27 août 2003
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