« Persister dans le récit », entretien avec Christian Salmon

Il y a deux ans, lors du dixième anniversaire de sa création, le Parlement international des écrivains (PIE) s’est autodissous. Christian Salmon, son secrétaire général, a rendu compte de l’aventure de cet « arbre à palabres », avec Joseph Hanimann, dans Devenir minoritaire. Pour une nouvelle politique de la littérature suivi de Un parlement imaginaire ?, entretiens avec Salman Rushdie, Wole Soyinka et Russell Banks (Denoël, 2003).
Durant ces dix années d’existence, le PIE a publié en huit langues la revue papier Autodafe dont les articles étaient parallèlement mis en ligne sur autodafe.org.
Le dernier numéro s’intitulait Manuel de survie intellectuelle.
Le projet de relancer le PIE, et avec lui la revue Autodafe et le site, vient de voir le jour.
Dans cette attente, Christian Salmon a bien voulu confier à remue.net quelques-uns des textes importants parus sur autodafe.org, textes qui sont autant d’actes de résistance intellectuelle et littéraire écrits par Svetlana Alexievitch, Bei Dao, Varam Chalamov, Carlos Fuentes, Elfriede Jelinek, Viktor Pelevine, Rolando Sanchez Mejias, Antoine Volodine.
Nous vous proposons également de relire, de Christian Salmon, Le Parlement d’un « peuple qui manque » qui a ouvert le numéro 1 d’Autodafe et Voilà le capitalisme culturel paru dans Libération le 1er juillet 2004.
Christian Salmon a accepté de répondre à nos questions. Nous sommes fiers d’accueillir l’ensemble de ces interventions, plus que jamais nécessaires, et nous l’en remercions. DD.


« Persister dans le récit », entretien avec Christian Salmon

L’actualité récente semble avoir joué un rôle catalyseur dans votre décision de relancer le Parlement international des écrivains...

Oui, c’est avec une très grande joie que nous avons appris au début de mois de juin la libération de Florence Aubenas (qui avait confié à Autodafe « Bouddhas », texte écrit après la destruction des Bouddhas de Bamyan), après cinq mois de détention en Irak. Les écrivains, amis et lecteurs de la revue ont manifesté leur solidarité en signant l’appel que le Parlement international des écrivains a lancé dès son enlèvement et qui a été suivi d’une intense mobilisation en sa faveur.
Certains n’ont pas manqué à cette occasion de souligner l’utilité du Parlement et de regretter le vide laissé par sa dissolution en 2003.
Après réflexion, nous avons donc décidé de le relancer en lui fixant de nouveaux objectifs et en essayant de trouver des formes d’intervention différentes.

Qui désigne ce « nous » ?

Qui désigne le « nous » d’un couple d’amoureux. De quel droit tombent-ils amoureux sans prévenir ? C’est leur affaire. Ca leur est arrivé. Il fallait être là. Pourquoi se met-on à dire « nous » d’un coup ? C’est exorbitant. C’est comme ça au Parlement. Il y a des rencontres et des séparations, des gens qui arrivent et des gens qui s’éloignent. Aucune représentativité. Ni quotas, ni parité. Ce n’est pas l’ONU des écrivains, ni même une ONG humanitaire. C’est un espace d’écoute et de rencontre entre des individus non désignés qui ont choisi de poser certains actes et de faire certaines expériences. On n’adhère pas au Parlement et on ne peut donc en être exclu. Pas de membership ni de cotisation. Le Parlement international des écrivains n’est pas une liste de noms ; grands ou petits talents, tirages, ambitions. C’est un espace de rencontre et d’écoute, une chambre d’échos où l’on entend des voix. Un espace cela ne veut pas dire un territoire, un siège, des statuts ; c’est aussi bien un intervalle, un espacement, entre les langues, les cultures, les frontières... quelque chose qui chevauche, à cheval justement entre le « je » clos sur lui-même et le « nous » noyé des foules, des nations, des religions.
Aujourd’hui quand on s’avance dans l’espace public il vaut mieux avoir un « je » quelconque à présenter. C’est la logique de l’identification non pas policière mais médiatique. La légitimité de ce qu’on énonce ou annonce est fonction de la consistance médiatique (pardon de cet oxymoron) du « je ». Le « je » n’est plus haïssable. Le « je » est devenu adorable. Comme l’écrivait Florence Aubenas bien avant son enlèvement : « La figure du bien passe par le fait de pouvoir être montré. La presse s’est fait le gendarme de cette norme » (La Fabrication de l’information). Cette surexposition du « je » est l’aboutissement du processus de marchandisation culturelle. Sur le marché culturel, il faut pouvoir être reconnu et identifié. Avoir un nom, sa marque. Il faut tendre le « je » sinon la patte. Sinon les médias s’énervent. Qui êtes-vous ? D’où parlez-vous ? Vous n’avez pas de noms à présenter ? Vous n’avez pas de déclaration à faire à la presse ? Voilà les questions de l’inquisition médiatique ! Octavio Paz dit quelque part : « Nous ne marchons pas seulement au milieu des ombres. Nous sommes des ombres. » Pour écouter et pour entendre, il faut devenir ombre ! Des ombres qui se déplacent guidées par des voix. À la recherche des voix. C’est vrai des individus. C’est aussi vrai des agencements collectifs. Tant pis pour les physiognomonistes du pouvoir et des médias. Il faut inventer des espaces qui échappent à la transparence globale. C’est ce que va faire le nouveau Parlement.

Pouvez-vous nous rappeler les circonstances de la création du Parlement international des écrivains ?

Le PIE est né en 1993 de la nécessité de trouver des réponses concrètes à de nouvelles formes de terrorisme qui mettaient en danger, en Algérie d’abord puis en Iran, en Afghanistan, et en bien d’autres lieux, non seulement les écrits et les œuvres mais la vie même des écrivains et des artistes. Le réseau des Villes Refuges a permis d’accueillir en six ans une centaine d’écrivains dans une cinquantaine de villes en Europe, en Amérique latine et aux États-Unis, de faire traduire et publier leurs textes en huit langues dans Autodafe et sur le site internet autodafe.org. L’objectif que nous nous étions fixé à la fondation du PIE est donc atteint : le réseau des Villes Refuges est suffisamment implanté pour s’organiser de manière décentralisée et ces villes vont maintenant assumer elles-mêmes l’organisation concrète des résidences.
Déchargé de la responsabilité du réseau des Villes Refuges, le PIE peut désormais se consacrer aux tâches nouvelles que la période actuelle nous assigne avec insistance.

Quelles sont ces tâches nouvelles ?

Le contrôle des esprits ne passe plus seulement par l’interdit, mais par la diffusion mondiale des mêmes produits culturels, des mêmes énoncés, des mêmes valeurs, des mêmes standards de narration. Pire que la censure individuelle, il y a l’espace culturel qui se met en place : un espace culturel standardisé, homogénéisé, dominé par les grands standards médiatiques et les industries culturelles transnationales.
Un unique modèle culturel s’impose aujourd’hui à toutes les cultures, les langues, les expériences du monde. La censure ce n’est plus le contrôle mais le monopole, non plus la restriction mais la prescription.

Comment lutter contre ces ennemis désincarnés de la langue et de la liberté de penser, de créer, d’imaginer ?

Il serait évidemment présomptueux de vouloir s’opposer à des tendances aussi lourdes. Mais le Parlement peut être une force collective d’action et d’observation qui contribue à identifier les formes de ce nouveau Léviathan culturel, en décrire les traits, les modus operandi, les failles aussi... À quoi bon la liberté d’expression si elle est gagée par le silence de populations entières ? À quoi sert le droit d’expression si c’est pour se taire devant les grands scandales de l’heure : famines, oppressions, menaces écologiques, guerres impérialistes ?

Quelles formes l’engagement collectif des intellectuels et des écrivains peut-il prendre aujourd’hui ?

Les excès d’un engagement partisan et idéologique pendant tout le XXe siècle nous ont rendus sceptiques et méfiants à l’égard des initiatives collectives des intellectuels et ont ainsi laissé le champ libre aux seuls intellectuels médiatiques complices dans leur engagement et dans leur langage des nouveaux systèmes de domination. Sans relancer les débats rhétoriques sur l’engagement de l’écrivain et en laissant à chacun le choix de fixer la part de son engagement et de son dégagement, si nous nous rassemblons aujourd’hui c’est tout simplement pour ne plus être seuls, échapper au Nom, à la figure, à la logique du renom : il nous faut trouver d’autres réponses que les pétitions, les discours, les tribunes et inventer d’autres formes d’intervention : des « actes d’écoute » plutôt que des discours moralisateurs. Et notre Parlement devrait lui aussi se définir autrement : une chambre d’écho des voix du monde plutôt qu’une source d’énonciation. Si des formes institutionnelles sont nécessaires elles devraient pouvoir s’effacer pour livrer passage à ce qui est refoulé dans le monde, expériences, présences, langues.

Comment transmettre concrètement ces « actes d’écoute » ?

La revue Autodafe et son édition en ligne devraient constituer l’embryon d’une « agence de presse littéraire », que je propose d’appeler A/O : acte-observation (pour Kafka, la littérature est acte-observation parce qu’une « observation d’une espèce plus haute est créée »). Cette agence de presse littéraire recueillerait, traduirait, diffuserait non pas des dépêches mais des récits du monde : enquêtes, reportages littéraires sur ces trous noirs de la planète qui sont en train de se multiplier en dépit ou à cause du projet de transparence globale qui est celui de la mondialisation médiatique.

Quels seraient les objectifs de cette « agence littéraire » à laquelle vous souhaitez associer les artistes ?

Contre les épidémies thématiques que propagent les médias dans leur gestion du stress mondial, on ne saurait se fixer d’autres objectifs que d’habiter autrement ce monde, de le peupler ou de le repeupler d’autres récits ; donner à lire et à entendre d’autres voix, celles qui sont précisément « sans voix » ou inaudibles dans le brouhaha du grand marché culturel, faire cohabiter et se rencontrer autrement les langues et les poétiques, faire converger récits et expériences, écritures et oralités... Il ne s’agirait pas tant de résister (à la globalisation, au néolibéralisme, à l’impérialisme) que d’insister, de persister dans le récit.


Tous les textes disponibles dans ce dossier, parus initialement sur www.autodafe.org, peuvent être librement reproduits et diffusés, à l’exclusion de toute publication sous forme de livre, revue ou journal et en dehors de tout usage commercial.
© Parlement international des écrivains.


Biobibliographie de Christian Salmon sur Théâtre contemporain.

19 juillet 2005
T T+