Assia Djebar / Idiomes de l’exil et langue de l’irréductibilité

en octobre 2000, Assia Djebar recevait le "Prix pour la Paix" des éditeurs et libraires allemands - Assia Djebar prononçait à cette occasion le discours ci-dessous - sous la forme d’une autobiographie littéraire, Assia Djebar procède à une analyse sur le fond des questions liées aux rapport France et Algérie, à l’Islam et aux femmes, enfin à son choix de la langue française - l’importance de ce texte n’est pas passée inaperçue : repris par Le Monde (mais en version abrégée), il a aussi été reproduit par la revue ETVDES - ici pour la première fois dans sa version intégrale et corrigée, transmis depuis New York, où désormais elle enseigne, par Assia Djebar, qui en a accepté la reproduction sur remue.net - c’est avec une grande fierté que nous accueillons ce texte, et souhaitons lui assurer la plus large et la plus permanente diffusion.

Télécharger le texte d’Assia Djebar :

Dossier préparé par Ronald Klapka.


Assia Djebar : Idiome de l’exil et langue de l’irréductibilité

En recevant aujourd’hui devant vous, Mesdames et
Messieurs, ce Prix des Éditeurs et Libraires allemands, Prix de
la Paix de l’année 2000, j’hésite soudain : je
crains qu’une si prestigieuse distinction ne me fasse chanceler
sous son poids symbolique !

Je voudrais me présenter devant vous comme simplement
une femme-écrivain, issue d’un pays, l’Algérie
tumultueuse et encore déchirée. J’ai été élevée
dans une foi musulmane, celle de mes aïeux depuis des générations,
qui m’a façonnée affectivement et spirituellement,
mais à laquelle, je l’avoue, je me confronte, à cause
de ses interdits dont je ne me délie pas encore tout à fait.

J’écris donc, et en français, langue
de l’ancien colonisateur, qui est devenue néanmoins et irréversiblement
celle de ma pensée, tandis que je continue à aimer, à souffrir, également à prier
(quand parfois je prie) en arabe, ma langue maternelle.

Je crois, en outre, que ma langue de souche, celle de
tout le Maghreb, je veux dire la langue berbère, celle d’Antinéa,
la reine des Touaregs où le matriarcat fut longtemps de règle,
celle de Jugurtha qui a porté au plus haut l’esprit de résistance
contre l’impérialisme romain, cette langue donc que je ne
peux oublier, dont la scansion m’est toujours présente et
que pourtant je ne parle pas, est la forme même où, malgré moi
et en moi, je dis " non " : comme femme, et surtout, me semble-t-il,
dans mon effort durable d’écrivain.

Langue, dirais-je, de l’irréductibilité.
Et, plutôt que d’évoquer, sur ce point, un désir
d’enracinement ou de réenracinement - pour ainsi dire
de généalogie, je voudrais préciser que si j’avais été celte,
ou basque, ou kurde, cela aurait été de même pour
moi : dire " non " à certaines étapes essentielles
de son parcours, - et le dire quand la langue de la première
origine se cabre, et vibre en vous, en des circonstances où le
pouvoir trop lourd d’un État, d’une religion, ou d’une évidente
oppression ont tout fait pour l’effacer, elle, cette première
langue -, dire " non " ainsi, qui peut paraître
un " non " d’entêtement, de silence, de refus de
participation à une poussée collective de séduction, - ou
de mode -, cet instinct pas seulement de préservation individuelle,
mais qui serait un " non ", quelquefois apparemment gratuit,
ou de pur orgueil de l’ombre - en somme cette intégrité du
moi intellectuel et moral, ce recul ni prudent ni raisonné, bref,
ce " non " de résistance qui surgit en vous quelquefois
avant même que votre esprit n’ait réussi à le
justifier, eh bien, c’est cette permanence du " non " intérieur
que j’entends en moi, dans une forme et un son berbères,
et qui m’apparaît comme le socle même de ma personnalité ou
de ma durée littéraire.

Certes les Berbères de l’histoire écrite - écrite
en particulier, en latin, par un Salluste, politicien corrompu et historien
redoutable, auteur du classique La guerre de Jugurtha, un siècle
avant l’ère chrétienne, - ces Berbères
donc de l’histoire occidentale furent souvent présentés
comme de perfides ennemis.

Mais il a suffi qu’un Jugurtha, non domestiqué,
soit allé jusqu’au bout de son défi contre une Rome
encore invincible, - cela 50 ans avant Jules César, pour
que, en Afrique du Nord, chaque résistance contre les invasions
ultérieures (contre les Arabes, les Espagnols, les Turcs puis
les Français) invoquât le fantôme de cet ancêtre
héroïque !

 

II
J’ai parlé de ma durée littéraire, et cette notion
temporelle pourrait prêter à équivoque. J’écris,
je publie depuis quatre décennies au moins. Mais, tout compte fait,
je devrais plutôt me présenter devant vous avec mes absences,
mes silences, mes réticences, mes refus anciens ou récents que
je ne comprends pas toujours, du moins sur le moment ; j’ajouterais même
mes fuites (car il me faut vraiment de l’espace, pour écrire) :
je dirais donc plutôt mes exils !

Je ne me sais qu’une règle, apprise et éclaircie
certes, peu à peu, dans la solitude et loin des chapelles littéraires
 : ne pratiquer qu’une écriture de nécessité.

Une écriture de creusement, de poussée
dans le noir et l’obscur ! Une écriture " contre " :
le " contre " de l’opposition, de la révolte, quelquefois
muette, qui vous ébranle et traverse votre être tout entier.
Contre, mais aussi tout contre, c’est-à-dire une écriture
du rapprochement, de l’écoute, le besoin d’être
auprès de..., de cerner une chaleur humaine, une solidarité,
besoin sans doute utopique car je viens d’une société où les
rapports entre hommes et femmes, hors les liens familiaux, sont d’une
dureté, d’une âpreté qui vous laisse sans voix
 !

Au départ, avant le jaillissement premier et
précoce de mon activité d’écrivain, il y eut
l’espace donné, un horizon soudain offert : une chance inattendue.

Il est clair en effet que je n’aurais jamais été écrivain
si, à 10 ou 11 ans, je n’avais pu continuer mes études
secondaires ; or, ce petit miracle fut rendu possible grâce à mon
père instituteur, homme de rupture et de modernité face
au conformisme musulman qui, presque immanquablement, allait me destiner à l’enfermement
des fillettes nubiles.

De même, 5 ou 6 années plus tard, je ne
serais pas entrée en littérature avec ardeur si (cela peut
surprendre) je n’avais pas aimé marcher dans les rues des
villes en anonyme, en passante, en voyeuse, en garçon manqué,
et encore maintenant, en simple promeneuse.

C’est pour moi la première des libertés,
celle du mouvement, du déplacement, la surprenante possibilité de
disposer de soi pour aller et venir, du dedans au dehors, du lieu privé aux
lieux publics et vice versa... Cela paraît tout simple ici,
aujourd’hui, en Europe pour des adolescentes. Cela fut, pour moi,
au début des années 50, un luxe incroyable.

Qu’a à voir la marche au dehors, diriez-vous,
avec les mots des romans, avec l’élan propre à l’imagination
et à toute fiction ? Mais il s’agit ici du mouvement du corps
féminin : là se place la ligne la plus acérée
de la transgression, quand une société, au nom d’une
tradition trahie et plombée, tente, et réussit parfois,
même aujourd’hui, à incarcérer ses femmes, c’est-à-dire
la moitié d’elle-même !

Écrire pour moi, gardant à l’esprit
cet horizon noir, c’est d’abord recréer dans la langue
que j’habite le mouvement irrépressible du " corps au
dehors ", je dirais presque son envol.

À l’époque du Maghreb colonial - plus
conservateur alors que la société citadine de l’Égypte
et du Moyen-Orient -, mes cousines, mes parentes proches se retrouvaient
recluses de l’âge de la nubilité jusqu’au début
de la vieillesse. Cacher ses femmes de l’œil, du contact et
de l’emprise des étrangers (parce que non-Musulmans), ce
qui avait pu sembler une stratégie de sauvegarde identitaire dans
l’Algérie du 19ème siècle, était devenu
une oppression presque sans faille sur la gent féminine.

Chez moi, le désir des mots, à écrire, à lancer
aux autres ou simplement au ciel, naît de mes pieds, de mes jambes
ainsi que de mon regard libre, posé sur les autres... C’est
là sans doute la revanche, en ma personne, de toute la lignée
derrière moi, des aïeules cloîtrées à 12
ans, puis mariées, qui ont étouffé de langueur,
de rancœur dans l’ombre des patios, jusqu’à la
cinquantaine ou soixantaine

Puis, dans mon trajet d’écrivain, il y a
un tangage, une interrogation profonde qui m’a fait me taire longtemps
 : dix années de non-publication, mais pendant lesquelles j’ai
pu arpenter mon pays - pour des reportages, des enquêtes et
enfin des repérages de cinéma -, envahie que j’étais
par un besoin de dialoguer avec des paysannes, des villageoises de régions
aux traditions diverses, besoin aussi de revenir à ma tribu maternelle,
cela douze ans après l’indépendance.

" Assise au bord de la route, dans la poussière ",
ainsi ai-je intitulé dans mon essai Ces voix qui m’assiègent
cette période de ma vie où, à travers une chronique
visuelle de ce quotidien aux mutations visibles, je réalisai un
film au rythme de la mémoire féminine - retours en
arrière lorsque ma grand-mère me racontait la résistance
des ancêtres guerriers, souvenirs récents de la lutte d’hier...

Ce fut seulement à cette époque que j’ai
pu travailler et créer, en osmose avec les miens : écriture
de l’espace et de l’écoute, dans les paysages de l’enfance,
l’oreille immergée dans l’arabe dialectal des dialogues,
retour du berbère dans tel éclat de souffrance d’une
femme " du Mont Chenoua ", monologue en français enfin
de celle qui déambule dans un territoire où passé et
présent se répondent...

Ce furent les deux ou trois années les plus heureuses
de ma vie : chercher vraiment à connaître ses lieux de mémoire,
cela devient se re-connaître, en somme se retrouver !

1978/79. Mon long métrage fut vilipendé par
presque tous les cinéphiles d’Alger (puisqu’on n’y
retrouvait pas l’optimisme du " réalisme socialiste ")
 ; il fut honoré d’un Prix de la Critique Internationale à la
Biennale de Venise. Au tournant de la quarantaine, je retournai à Paris,
la ville de mes études. De là, je décidais d’écrire à distance
pour viser désormais au cœur même de l’Algérie - son
tréfonds, sa mémoire la plus obscure, dans un nœud
algéro-français complexe ; mais encore me fallait-il trouver
une forme et une structure narratives à la hauteur de ce questionnement,
de cette ambition.

III
Walter Benjamin, qui connaissait si bien Paris, qu’il avait découvert
dès 1913 et où il vécut les années 30, en réfugié politique,
disait qu’ " à Paris, un étranger se sent chez lui
parce qu’on peut habiter cette ville comme peut habiter ailleurs ses quatre
murs... "

Lui, le " flâneur de Paris " dans le
sens le plus plein et qui écrivit le premier sur les " passages " parisiens,
il entretenait, en fait, des relations rares et superficielles avec les
Français : c’est Hannah Arendt, son amie jusqu’à la
fin, qui témoigne.

Pour ma part, installée désormais au cœur
de l’ancien " Empire ", je me mettais, moi aussi, à distance
de la société française, dont je ne gardais que
la langue ! Cette langue d’écriture devenue mon seul territoire,
même si je campais plutôt sur ses marges. Comme si, repartie
nue de chez moi, je m’enveloppais seulement de cette langue ! Elle,
mon unique manteau !

Jusque-là, l’écriture française
avait été, pour moi, une sorte de voile, du moins dans
mes premiers romans, fictions qui, évitant l’autobiographie,
ne hantaient vraiment que des lieux d’enfance, s’éblouissant
de leur soleil ou s’approchant de la pénombre des maisons
traditionnelles.

Dorénavant, résolue avec détermination à écrire " devant " et " dedans " mon
pays, dans une sorte de proche éloignement, j’avais besoin,
comme le photographe qui recule pour ne pas écraser son sujet,
de la perspective la plus vaste.

Avec ou malgré la langue dite " étrangère ",
j’avais à poser, sur mon pays, toutes les questions, décidai-je
 ! Sur son histoire, sur son identité, sur ses plaies, sur ses
tabous, sur ses richesses cachées et sur la dépossession
coloniale de tout un siècle - et il ne s’agissait ni
de protestations ni de réquisitoires. L’indépendance,
nous l’avions et payée au prix fort ! Il ne s’agissait
que de mémoire, que de tatouages de la révolte et du combat,
rendus ineffaçables dans nos cœurs et jusque dans l’éclat
de notre regard, à devoir inscrire, à conserver, même
en lettres françaises et alphabet latin !

Revenir au début des années 80 à Paris
et écrire dans cette pulsion mémorielle, cela certes ne
paraîtrait pas de brûlante actualité - si l’on
se référait du moins aux " saisons littéraires " des
cénacles parisiens.

Face à une critique française, je dirais,
traditionnelle, - qui ne cherchait dans les textes des écrivains
ex-colonisés que des clefs pour une interprétation sociologique
immédiate, - moi, qu’est-ce qui m’animait donc
 ? Un nationalisme à retardement ? Non, bien sûr, seulement
la langue.

Uniquement la langue française dans laquelle
je m’immergeais la nuit, le jour. Mais pour mieux dire ma spécificité algérienne
(par l’autobiographie que j’abordais enfin), il me fallait
en quelque sorte alléger cette langue d’écriture de
son poids d’ombre, de son passé équivoque et trouble
en Algérie, elle au bénéfice de laquelle avaient été exclus
autrefois des écoles et des lieux publics l’arabe et le berbère...

Si je voulais faire sentir le trop lourd mutisme des
femmes algériennes, l’invisibilité de leurs corps,
revenue avec le retour d’une tradition rétrograde, j’avais
d’abord - en tant qu’écrivain (le devoir de tout écrivain étant
un devoir de langue)-, j’avais, pardonnez-moi cette métaphore, à me
saisir de cette langue française entrée en Algérie
avec les envahisseurs de 1830, et à l’essorer, à la
secouer devant moi de toute sa poussière compromettante... Pendant
les quarante années violentes de la conquête - que
j’appelle " la première guerre d’Algérie "-,
cette langue s’était avancée autrefois sur des chemins
de sang, de carnage et de viols. Il fallait, par elle et avec ses propres
mots, la renverser en quelque sorte sur elle-même !

Puis, dans la soumission apparente qui suivit, ce qu’on
appelait " l’Algérie pacifiée " des années
1920 et 1930, les mots, les figures et le rythme et toutes les diaprures
de la langue, de la belle Langue - la transparente de Descartes,
la pure et acérée de Racine, la virevoltante de Diderot
et la somptueuse de Victor Hugo -, tous ces joyaux se mirent à pénétrer
et à briller un peu dans les écoles, parmi lesquelles un
petit nombre était réservé aux enfants dits " indigènes ",
dont la classe de mon père, instituteur dans un village de la
Mitidja...

L’Amour, la Fantasia est ainsi une double
autobiographie où la langue française devient le personnage
principal, prosopopée inattendue dont je me rends compte a posteriori.
Je réveillais les scènes d’affrontement algéro-français
oubliées, tout en livrant des éclats de mon enfance où les
mots français se glissaient jusque dans les harems, tels des rais
de lumière et de révolte... Avais-je fait sentir l’étouffement
présent des femmes, plus lent, plus pernicieux que l’asphyxie,
autrefois, des tribus rebelles, décidée par les conquérants,
dans les montagnes proches de ma ville ?

" Répondre, répétais-je, à toutes
les questions ! " Sinon, en faire sentir l’urgence ; pour moi,
pour celles comme moi qui avaient dû partir, seulement pour l’oxygène
de leur vie, mais aussi pour les autres femmes, les silencieuses, les
humiliées qui étaient mortes, le cœur brûlé,
parce que conscientes de tous les dénis.

Ce fut dans ce corps à corps avec l’Histoire
que j’écrivis L’amour, la Fantasia, puis Ombre
sultane
et la suite d’un quatuor romanesque d’Alger.

Je n’avais pas prévu que, vivant ainsi comme
une émigrée en banlieue parisienne, j’allais, les
années suivantes, me confronter avec les sursauts, les fureurs,
les délires puis... puis la violence et les meurtres, au jour
le jour, que nous avons vu s’inscrire sur les pages des quotidiens
et défigurer l’image de mon pays !

Quête solitaire et d’impuissance dans mes
livres ; mes questions devenaient de plus en plus béantes.

 

IV
Langue de l’Autre à écrire et qu’on respire, mais mon
oreille restait, reste toujours hors champ, hors la lettre. Comment d’ailleurs
aurais-je pu infléchir le français, dans son rythme et son souffle
premiers, si je ne gardais pas, même dans l’exil le plus distendu,
l’ancrage dans des voix familières, - voix de fureur et de
douceur, barbares et gutturales, intimes, celles des lieux féminins
de l’enfance, celles vociférantes et improvisées des visiteuses
de sanctuaires, celles des lyriques ou des désespérées... Toujours,
naturellement, hors - français, donc semblant ensauvagées,
en tout cas, rebelles ; " analphabètes " disait-on des inconnues
autour de moi, fillette, parce que sans même l’alphabet arabe, excepté pour
des amulettes qu’elles me pendaient au cou, sous ma chemise et avec des
caresses, " pour me protéger à l’école ",
soufflaient-elles. Entendez, à l’école des Français.

C’est ainsi que j’ai cru longtemps que toute
navigation dans la nuit des femmes me ferait retrouver la force, l’énergie,
la foi des aïeules inébranlables. Je rêvais qu’elles
me transmettraient, elles, leur secret de survie, pour peu que je tente
cet effort de remonter le courant, les eaux du reflux, disons ici de
la dispersion dans l’oralité.

On l’oublie souvent Cervantes vécut esclave
cinq ans à Alger, à partir de 1575. Pas encore romancier,
mais guerrier intrépide, ayant perdu un bras à la bataille
de Lépante, il se fait capturer par des corsaires, en Méditerranée.

Il vivra longtemps chez moi dans un monde fonctionnant à l’exact
opposé de l’univers chrétien. La " fugitive " qu’il
imaginera plus tard dans son Don Quichotte pourrait être la première
image littéraire d’Algérienne : elle que son père
comblait de toutes les richesses, sauf de la liberté, elle fuit
et fait fuir l’esclave chrétien, qui raconte leur aventure,
dans une auberge, en Espagne.

À la suite de cette Zoraidé du chef d’œuvre
espagnol, j’ai osé faire entrer ma mère dans mon roman Vaste
est la prison
. J’ai rappelé la trajectoire maternelle
 : elle vivant en citadine traditionnelle (une ville justement repeuplée
d’Andalous expulsés en 1610), et cela jusqu’à près
de 40 ans, elle trouva assez d’énergie, peu avant 1960, pour
traverser la Méditerranée et sillonner la France, rendre
visite, de prison en prison, à son fils, jeune détenu politique... L’audace
de ces voyages, ce qu’ils impliquaient en courage silencieux, en
secrète pudeur, pour une Musulmane, il me semblait qu’ils
réitéraient cette aura du personnage de Cervantes !

La transmission féminine s’est alors rééclairée
pour moi, plus en arrière ; l’anamnèse s’est
remise en mouvement ; ma grand-mère, que je ne voyais jusque-là qu’en
aïeule conteuse de la geste tribale a ressuscité sous ma
plume, mais en adolescente descendant de la montagne pour être " donnée " à 13
ans, à un riche notable de la cité. Veuve peu après,
elle retournera à la " zaouia " première, se
mariera deux autres fois, pour demander, en 1920, au juge-cadi, la séparation
conjugale, avec la gestion de ses biens, ce que l’Islam permet aux
femmes depuis des siècles. À partir de là, dans
la cité au passé andalou où elle s’installe,
elle va régenter, conseiller, servir d’arbitre pour les autres
femmes, tout en élevant ses cinq enfants.

À cette même période, entre 1880
et 1920 environ, voici l’une de ses contemporaines, mais en Égypte.
Il s’agit de la grande Hoda Sha’rawi, issue de la haute bourgeoisie,
elle qui va devenir la première féministe du monde arabe,
plus exemplaire pour les Égyptiennes que, plus tard, Simone de
Beauvoir pour les Françaises...

Elle naît fille d’un très riche et
influent personnage. Elle a passé son enfance dans un véritable
harem, avec des eunuques (esclaves soudanais castrés). Mais elle
reçoit, à domicile, en même temps que son jeune frère,
une instruction de qualité. Elle apprend, outre l’arabe,
le turc, langue de sa mère circassienne, et le français
 ; elle joue du piano. Mais, pour conserver dans la famille l’important
patrimoine dont elle a hérité, on la marie à 13
ans à son cousin germain bien plus âgé... Dix
mois après, elle fuit le mari, reprend son adolescence interrompue.
Elle a soif de connaissances...

En 1922, Hoda Sha’rawi, qui s’est déjà affranchie
du voile en public, créera la première Union des Femmes Égyptiennes,
fondera la première revue de femmes. Jusqu’en 1947, à sa
mort, le mouvement des femmes, dans des manifestations politiques et
culturelles se groupera autour d’elle.

Au Maghreb, ma mère, dans les années 30,
rêvait avec ses amies de cette effervescence des Égyptiennes,
des Syriennes, des Turques et des Iraniennes. Amnésie pourtant
aujourd’hui sur cette dynamique de cette première moitié du
siècle : ne surnage de cet oubli que le souvenir des cantatrices,
Oum Keltoum et ses émules...

Parole, chant et écriture : que serait notre " inspiration " si
elle n’allait pas à la recherche de cette bouche obscure,
si elle n’allait pas boire au flux souterrain de la mémoire
anonyme, des paroles invisibles, fondues, imperceptibles parfois... Cris étouffés
soudain fixés, parole et silence qui se mêlent, tout au
bord de la dilution !

V
Octobre 88 à Alger. Une semaine d’insurrections dans la capitale
par une jeunesse trop longtemps désoccupée, encadrée partiellement,
ou infiltrée par des islamistes. Après plusieurs jours de désordre,
le président algérien affaibli laisse l’armée tirer
sur les manifestants désarmés. Le bilan est de plusieurs centaines
de morts ! Tragédie dont le glas annonce un avenir sombre.

Dès les premiers jours, je m’étais
précipitée à Alger pour être auprès
de ma fille, jeune étudiante. Bloquée dans un appartement
des hauteurs, d’une terrasse, j’ai contemplé, durant
plusieurs nuits d’insomnie, les tanks sillonner la capitale placée
sous couvre-feu !

Sans m’imaginer en Cassandre, il m’était
aisé de prévoir que, dans l’année qui suivrait,
les intégristes reviendraient au centre de la sphère politique... Eux
certes auréolés par ces morts d’innocents, mais résolus à imposer
leur vision caricaturale d’un Islam des origines. En attendant,
les conséquences premières du terrible drame furent la
fin du parti unique - " front de libération " qui
ne libérait plus rien depuis 26 ans -, mais aussi la légalisation
d’un parti politique religieux, mesure en contradiction avec la
Constitution qui garantissait un minimum de laïcité !

Je rentrai à Paris et, pour ne pas être
brisée, je décidai de me confronter, armée de ma
seule expérience d’historienne, à cet Islam des origines... Je
me mis, d’un coup, à vivre en 632 après J.C. à Médine,
au moment où le Prophète Mohamed va mourir : problèmes
de la succession politique, germes déjà de la division,
rôle des épouses et des filles du Messager, des Compagnons,
du premier Calife et, surtout, irruption, sur l’avant-scène,
de Fatima, fille du Prophète, en véritable Antigone avec
sa voix de la douleur, de la colère lucide et amère, de
la protestation. De la protestation véhémente de toutes
les femmes, à travers elle !

Je me plongeai dans le déchiffrement, mot après
mot, chapitre après chapitre, des chroniqueurs arabes Ibn Saad
et Tabari. J’avais besoin d’entendre ainsi ma langue maternelle,
dans son grain, son rythme et sa sobriété, dans ses trous
aussi... Comme l’écrivait le grand Michelet pour sa vision
de l’Histoire de France : " Il y eut un étrange dialogue
entre lui et moi, entre moi, son ressusciteur, et le vieux temps remis
debout. "

J’écrivis donc Loin de Médine,
narration à plusieurs niveaux, pour me rapprocher de ce " vieux
temps remis debout ", mais aussi des passions, de la parole libre
et multiple des femmes de Médine, humbles ou connues, mais transmettrices
et actrices de cette histoire islamique.

Après presque deux ans d’écriture,
je me souviens : dans la maison paternelle, à la mi-juin 90, tandis
que j’écrivais le mot fin à mon manuscrit, je me réveillai
d’un coup au présent d’Alger : trois jours après,
en effet, les intégristes du F.I.S. remportaient les élections
municipales !

Mon rêve d’un Islam ouvert et égalitaire
s’était construit, me semblait-il, dans mes mots comme un
château de sable ! Mon livre fut publié à Alger en
même temps qu’à Paris (l’édition, elle
aussi, commençant à se libérer de la tutelle d’État)
 ; j’allais le défendre dans plusieurs villes et universités
algériennes.

VI
Comment, dès lors, vais-je parler de ces huit dernières années
de transes algériennes qui ont suivi, et, en écho, de mes livres écrits
alors ? De ma vie désormais vouée à l’exil ? Même
s’il s’agit d’un exil mouvant !...

Pourrai-je résumer cette partie de mon parcours
par le titre de ma postface au recueil de nouvelles Oran, langue morte,
qui se veut chronique d’attentats, de peurs et d’alarmes rapportés
par certains de mes proches, de mes amis perdus ou retrouvés ?

J’y avais déposé - ou transmué ? - en
ce printemps et cet été 1996 les paroles brèves
de ceux-ci, rencontrés souvent au hasard des rues parisiennes
 : comptes-rendus haletants parfois sur la mort violente, ou sur l’angoisse,
ou la sauvagerie (telle cette institutrice décapitée devant
ses élèves, des enfants) - et en revivant, à mon
tour, ces épisodes, j’ai soupiré d’impuissance,
peut-être aussi d’étonnement devant ma persistance à fixer, à garder
trace.

Car je m’impatientais en effet : " Pourquoi
toujours la mort ? Pourquoi écrire sur la mort ? "

" Le sang, constaté-je donc, ne sèche
pas dans la langue ! " Et j’ai tourné et retourné cette
métaphore, peut-être en vain. Pour sortir, à ma façon,
du piège : non, décidément, l’écriture - je
veux dire l’écrit de toute littérature, ainsi que
la parole illuminante - n’est pas un faire-part de deuil ou
de crime ; non, elle n’est pas une plaque funéraire bavarde,
simplement projetée dans l’espace vide, le temps que circulent
quelques milliers d’exemplaires de vos pattes de fourmi tracées
sur papier, lancés comme un paquet-cadeau à la mort.

Non, l’écriture à laquelle je me
vouais dans ce malheur algérien, est-ce l’alarme, est-ce
l’appel au secours (au secours de vous-même) ? Elle est le
dialogue suspendu avec l’ami sur lequel est tombé la hache,
dans la tête de qui sonné la balle, tandis que vous, vous
survivez, tandis que vous, vous questionnez sur les tout petits détails,
juste avant celui - ou celle - que vous avez connu soit pétrifié en
victime, en cadavre, en silence !

Votre écriture donc danse avec des fantômes
et, tant que vous vivez encore, cette nécessité de la narration
court en vous comme votre seule électricité - ce n’est
même plus la langue, celle-ci pourrait devenir informe ou, pourquoi
pas, langue des signes pour sourds-muets ; simplement vous soutient le
fil de la continuité, de la volonté de dire ou du désir
sauvage de ne pas oublier... Certains diraient : l’acier de la
résistance.

Edmond Jabès, arraché de son Égypte
natale, au milieu de son âge, remarquait : " les chemins d’encre
sont des chemins de sang ! " Il l’écrivait à Paris,
et je dirais, presque à voix basse.

Seule cette force-là, si peu visible, si impalpable,
si peu propice aux projecteurs, me semble-t-il, devrait me redresser
 : la seule force, transparente ou friable, de l’écriture.
Ou, dans mon cas, le poids, encore insoupçonné, du silence
des Musulmanes, en amont de cette écriture.

Finalement, j’appellerai décidément
ces dernières années de mon pays " les années
de Joseph " !

Rappelez-vous : Joseph, injustement calomnié,
est enfermé dans la prison du Pharaon, de longues années.
On s’aperçoit qu’il sait interpréter les songes.
C’est le don de prescience - ou d’interprétation - qui
intéresse le Pharaon. Celui-ci envoie un messager pour le libérer
et l’amener à lui. Alors (et c’est la version coranique
que j’ai éclairée dans la nouvelle La beauté de
Joseph
), Joseph refuse de sortir, par scrupule. " Allez d’abord,
dit-il, demander aux femmes qu’elles m’innocentent ! "

Ce suspens de l’histoire - Joseph sur le seul
de la prison et qui attend - je l’aime particulièrement
 ; car le texte de la sourate 12 est d’une beauté littéraire
troublante.

Dans cette version, c’est le verdict des femmes
(elles qui étaient dans le désir d’amour de Joseph
et dans l’interdit de cet amour) qui rend à Joseph sa liberté et
lui permet son ascension extraordinaire en Égypte, lui, l’étranger
 !

Contrairement à la Genèse, la sourate
coranique ne nous rapporte pas une épouse de Putiphar calomniatrice
et mauvaise. Au contraire, celle-ci, ainsi que ses compagnes, en innocentant
Joseph et en invoquant " la miséricorde de Dieu ", par
leur parole de vérité, libèrent véritablement
Joseph, ou Youssef en arabe.

Ainsi, j’en ai l’espoir tenace : dans le sillage
de cette sourate coranique, les femmes en Algérie, par leurs souffrances
et leur parole de vérité, nous libèreront de l’étau
de ces années terribles.

Aujourd’hui, pour que la paix revienne bientôt,
mais avec la justice et sans l’oubli, je dédie ce " Prix
de la paix 2000 " que je reçois aux écrivains algériens
disparus, le romancier Tahar Djaout, le poète Youssef Sebti et
le dramaturge Abdelkader Alloula, tous les trois assassinés en
1993 et 1994.

Je le dédie aussi au premier d’entre nous - nous,
de la littérature du Maghreb d’aujourd’hui - Kateb
Yacine, poète, romancier et dramaturge, mort en 1989, peu avant
nos " années de Joseph " qu’il avait, je le sais,
pressenties.

© Assia Djebar

5 mai 2003
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