La blessure

Jean-Luc Nancy : Ce film n’est ni moral, ni politique, parce que c’est un film. C’est un film parce que c’est une œuvre.


Le projet de la Blessure est né d’une adaptation pour le théâtre, en 2002, de l’Intrus, le texte où Jean-Luc Nancy racontait philosophiquement son expérience douloureuse ­ à laquelle son corps se refusait ­, d’avoir à vivre avec un coeur greffé, texte important qui est aussi au soubassement du film de Claire Denis, l’Intrus, qui sortira le 4 mai. Klotz et Perceval sont repartis de cette interrogation : comment vivre l’entrée, rendue impossible, d’un corps étranger dans un autre corps, butant plus particulièrement sur cette phrase où Nancy évoque la possibilité que son « coeur soit celui d’une femme noire »

(voir Libération de ce 6 avril 2005 Philippe Azoury)

Jean-Luc Nancy écrit par ailleurs :

Le titre du film de Nicolas Klotz (« La Blessure »), ainsi que son sujet (l’immigration africaine en France) auraient pu préparer au pire, à la si simple et si pure leçon de bienséance morale et politique. C’est-à-dire en fait à l’une des deux formes possibles pour cette leçon : la dénonciation humanitaire véhémente, ou bien la réflexion raisonnable sur l’impossibilité d’accueillir toute la misère du monde.

Or ce n’est pas ce que le film donne à penser. Non pas qu’il s’engage dans une quelconque incorrection ou provocation politique, ni qu’il prétende faire des révélations ou secouer des assurances, que ce soit en tirant à gauche ou en appuyant à droite. Il s’agit en fait d’autre chose. Ce film n’est pas politique, ou bien s’il l’est - c’est-à-dire plutôt si certains tiennent à lui décerner ce label de conformité (dignité humaniste+militance humanitaire) - c’est sur un registre si général que le mot s’y évapore en moralité. Or ce film n’est pas plus moral qu’il n’est politique (et il n’est pas non plus sociologique ou psychologique). Je veux dire : il ne moralise pas - à la différence de plus d’un film du récent cinéma français, dont un moralisme implicite gouverne les histoires socio-psy cadrées par des filmages prêt-à-porter. Ici, ni le filmage de Nicolas Klotz, ni le scénario et le texte d’Elisabeth Perceval ne sont préfabriqués : c’est du travail, c’est de la recherche. C’est aussi une méditation. [1]

On lira le reste dans le livre édité par Arte qui accompagne heureusement la sortie de ce film.

Bien sûr, on ne se sera pas dispensé d’aller voir le film que critique la presse du jour (cf Libé ci-dessus, mais aussi le 19 mai 2004 (Gérard Lefort qui dit si bien 2 h 43 utiles à chaque seconde.)) à savoir le Monde de ce soir (Jacques Mandelbaum), où l’on relève par exemple :

Ces deux non-couleurs métalliques recoupent le drame qui est en train de se jouer sous nos yeux entre des corps noirs exposés à l’inquisition de la lumière et des corps blancs camouflés dans la nuit profonde de leurs uniformes. Entre les uns et les autres, tout un arsenal de vitres s’interpose, qui permet de contrôler sans toucher. Un gouffre les sépare, comme deux mondes.

ou encore l’Humanité (Emile Breton)

Ainsi la Blessure n’est pas là pour qu’on s’apitoie sur des destins individuels. Pas davantage pour faire s’indigner contre des brutes qui, maltraitant leurs semblables de couleur différente, se conduiraient mal. Il décrit une machine à exclure.
[...]
Tout le film dit ce cheminement vers la lumière d’un corps noir enfermé, au début, dans une chambre, au déroulé de ce long ruban de route de la fin, derrière un camion, qui passe du macadam aux herbes folles de la campagne et à la poussière du désert. Remontée des chemins de l’exil, pendant que les mots, sur ces images, disent les voies de la reconstruction. La Blessure, c’est du cinéma, d’abord.

L’auteur de ces lignes, lecteur assidu de Jean-Luc Nancy, pour une fois se permettra , biographie oblige, de reprendre celles-ci à L’Intrus, et méditer une fois encore ce « naturaliser » qui en dit si long ...

« Une fois qu’il est là, s’il reste étranger, aussi longtemps qu’il le reste, au lieu de simplement se « naturaliser », sa venue ne cesse pas : il continue à venir, et elle ne cesse pas d’être à quelque égard une intrusion : c’est-à-dire d’être sans droit et sans familiarité, sans accoutumance, et au contraire d’être un dérangement, un trouble dans l’intimité. »

6 avril 2005
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[1Dans le Cahier critique (pp 36 à 41, des Cahiers du Cinéma, n° 600, avril 2005, Jean-Luc Nancy revient fortement sur cette idée dans son entretien avec Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval : "Le film fait penser parce qu’il est lui-même en train de penser." (propos recueillis par Jean-Michel Frodon).