Notes sur ce que je cherche

Ce texte bref mais très important de Perec ouvre le recueil Penser/classer publié par Hachette en 1985, où on trouvera en particulier : Notes concernant les objets qui sont sur ma table de travail, Notes brèves sur l’art et la manière de ranger ses livres, Trois chambres retrouvées, Lire : esquisse socio-physiologique, etc


Georges Perec, Notes sur ce que je cherche

Si je tente de définir ce que j’ai cherché àfaire depuis que j’ai commencé àécrire, la première idée qui me vient àl’esprit est que je n’ai jamais écrit deux livres semblables, que je n’ai jamais eu envie de répéter dans un livre une formule, un système ou une manière élaborés dans un livre précédent.

Cette versatilité systématique a plusieurs fois dérouté certains critiques soucieux de retrouver d’un livre àl’autre la " patte " de l’écrivain ; et sans doute a-t-elle aussi décontenancé quelques-uns de mes lecteurs. Elle m’a valu la réputation d’être une sorte d’ordinateur, une machine àproduire des textes. Pour ma part, je me comparerais plutôt àun paysan qui cultiverait plusieurs champs ; dans l’un il ferait des betteraves, dans un autre de la luzerne, dans un troisième du maïs, etc. De la même manière, les livres que j’ai écrits se rattachent àquatre champs différents, quatre modes d’interrogation qui posent peut-être en fin de compte la même question, mais la posent selon des perspectives particulières correspondant chaque fois pour moi àun autre type de travail littéraire.

La première de ces interrogations peut être qualifiée de " sociologique " : comme de regarder le quotidien ; elle est au départ de textes comme Les Choses, Espèces d’espaces, Tentative de description de quelques lieux parisiens, et du travail accompli avec l’équipe de Cause commune autour de Jean Duvignaud et de Paul Virilio ; la seconde est d’ordre autobiographique : W ou le souvenir d’enfance, La Boutique obscure, le me souviens, Lieux où j’ai dormi, etc. ; la troisième, ludique, renvoie àmon goà»t pour les contraintes, les prouesses, les " gammes ", àtous les travaux dont les recherches de l’OuLiPo m’one donné l’idée et les moyens : palindromes, lipogrammes, pangrammes, anagrammes, isogrammes, acrostiches, mots croisés, etc. ; la quatrième, enfin, concerne le romanesque, le goà»t des histoires et des péripéties, l’envie d’écrire des livres qui se dévorent àplat ventre sur son lit ; La Vie mode d’emploi en est l’exemple type.

Cette répartition est quelque peu arbitraire et pourrait être beaucoup plus nuancée : presque aucun de mes livres n’échappe tout àfait àun certain marquage autobiographique (par exemple en insérant dans un chapitre en cours une allusion àun événement survenu dans la journée) ; presque aucun non plus ne se fait sans que j’aie recours àtelle ou telle contrainte ou structure oulipienne, ne serait-ce qu’àtitre symbolique et sans que ladite structure ou contrainte me contraigne en quoi que ce soit.

En fait, me semble-t-il, au-delàde ces quatre pôles qui définissent les quatre horizons de mon travail - le monde qui m’entoure, ma propre histoire, le langage, la fiction - , mon ambition d’écrivain serait de parcourir toute la littérature de mon temps sans jamais avoir le sentiment de revenir sur mes pas ou de remarcher dans mes propres traces, et d’écrire tout ce qui est possible àun homme d’aujourd’hui d’écrire : des livres gros et des livres courts, des romans et des poèmes, des drames, des livrets d’opéra, des romans policiers, des romans d’aventures, des romans de science-fiction, des feuilletons, des livres pour enfants...

Je n’ai jamais été àl’aise pour parler d’une manière abstraite, théorique, de mon travail ; même si ce que je produis semble venir d’un programme depuis longtemps élaboré, d’un projet de longue date, je crois plutôt trouver - et prouver - mon mouvement en marchant : de la succession de mes livres naît pour moi le sentiment, parfois réconfortant, parfois inconfortable (parce que toujours suspendu àun " livre àvenir ", àun inachevé désignant l’indicible vers quoi tend désespérément le désir d’écrire), qu’ils parcourent un chemin, balisent un espace, jalonnent un itinéraire tâtonnant, décrivent point par point les étapes d’une recherche dont je ne saurais dire le " pourquoi " mais seulement le " comment " : je sens confusément que les livres que j’ai écrits s’inscrivent, prennent leur sens dans une image globale que je me fais de la littérature, mais il me semble que je ne pourrai jamais saisir précisément cette image, qu’elle est pour moi un au-delàde l’écriture, un " pourquoi j’écris " auquel je ne peux répondre qu’en écrivant, différant sans cesse l’instant même où, cessant d’écrire, cette image deviendrait visible, comme un puzzle inexorablement achevé.

Georges Perec
26 janvier 2002
T T+