Grisélidis Réal - Noir est sa couleur

Grisélidis Réal est décédée le 31 mai 2005 à Genève, elle avait 75 ans. Elle était écrivain-prostituée comme l’indiquait sa carte d’identité. Son ultime voeu était que cela fut écrit aussi sur sa tombe. La prostitution c’était son travail, son mode de vie et sa militance. La prostitution c’est aussi le battement de cœur de ses livres, ce qui n’en fait pas pour autant un putain de témoignage pour paraphraser une Christine Angot inspirée.

La prostitution a été un choix de vie que Grisélidis Réal a assumé même dans ses moments les plus douloureux. Jusqu’à l’exaspération, lorsqu’elle fustige les Féministes en les traitant de fascistes de la morale. Mais qu’importe, elle ne cherchait pas plaire à tout le monde et encore moins aux femmes, et c’est ce qui fait l’intérêt de ses écrits. Ni elle se vautre dans l’écriture plaintive de la victime, ni elle se veut icône repentie de la prostitution. Surtout pas. Grisélidis Réal n’a qu’un but, jouir sans entrave dans son lit, dans sa vie et dans ses livres. Et s’il faut mâchouiller le suri de la mort, elle sait qu’à un moment ou à un autre, le jus de la vie finira bien par jaillir :

Oui, rien n’a séché dans ma mémoire des traces humides et odorantes des « Passes » amoureuses et meurtrières sous le ventre des hommes, rien n’est oublié, j’en suis encore imprégnée, et comme minéralisée. Fossilisée on pourrait dire. Les sons, les silences, la montée scintillante des spermes affamés de plaisir et d’attente.

Sans respecter la chronologie, il convient d’évoquer en premier lieu Carnet de bal d’une courtisane pour le choc qu’il produit sur ses lecteurs. La première partie reprend le carnet noir de l’auteure, là ou elle tenait à jour la liste de ses clients et de leurs manies. Cette mine d’or pour sociologue, offre au lecteur par touches minimalistes et répétitives le travail quotidien d’une prostituée. C’est brutal et banal à la fois :

 Robert - Grand barbu, jeune, bronzé, sympathique, grande queue alerte, sucer avec art et finesse, baise, (intellectuel), 100 Frs .

 Alec - Petit bonhomme doux et tourmenté, ancien militaire repenti, éjac. précoce. 60 Frs.

Après cette liste somme toute éprouvante - même si elle y note aussi les livres prêtés à certains clients - viennent en contrepoint de tendres portraits de prostituées où Grisélidis Réal convoque un vocabulaire plus baroque et imagé : Son cul puissant tangue comme un navire en perdition dans un vaste pantalon de soie noire (...) Les faux cils tombent comme des touffes d’herbe noire sur la neige du lavabo (...)Le plâtras fatigué, blafard, aux creux ombrés de la barbe, de la peau de très vieux garçons apparaît ; sur les torses las, les seins trop durs, nourris de silicone, se mettent au repos.

La prostitution en représentation et quand la fatigue se fait sentir, la nécessité de quitter l’habit de travail et de s’abandonner à cet instant où le fond de teint cède à l’onction des cotons humides.

Omniprésence aussi du noir comme la couleur aimée jusque dans le titre de son roman Le noir est une couleur. La nuit s’y confond avec la peau sombre de ses amants. Années 60, cavale d’une mère dans une Allemagne grise et froide avec ses enfants à la traîne. Vie de tzigane, vie d’exilée et le corps des hommes pour se reposer parfois et gagner sa vie le plus souvent. Des hommes noirs de préférence :

Mes Noirs, mes Dieux noirs, je vous ai vus cette nuit pour la première fois. Je rêve aujourd’hui à vos corps glorieux secoués par les vagues du rock, à vos torses d’écume moirée dévorant la lumière électrique ! Je rêve à vos visages de sombres soleils, à vos magnifiques mains posées comme des palmes sur les épaules des femmes blanches.

La traversée des corps creuse les organes, abîme les muqueuses et provoque plus souvent maladie que plaisir. Corps social et corps de chair ne font ici qu’un. Livre incarné qui ne met pas toujours le lecteur à l’aise. Les humeurs sont dérangeantes.

Grisélidis Réal aimait écrire. Elle aimait surtout écrire des lettres. Jean Luc Hennig, destinataire privilégié de ces courriers, résume parfaitement sa pratique de la correspondance : Chaque lettre a la durée d’une passe. Ecrit à vif, jeté aussitôt sur le papier, c’est une chose sur laquelle on ne revient pas : c’est de l’émotion brute, de l’écriture brute, on la met sous pli, on cachette et on l’oublie.

La passe imaginaire réunit les lettres écrites entre 1980 et 1991, époque des passes à la chaîne, Arabes et Portugais désoeuvrés qui viennent frapper à sa porte. Elles les accueillent avec humanité, consciente du sort fait à ses immigrés par une ville de Genève coincée et moraliste. Même époque où elle crée et héberge le premier Centre international de documentation sur la prostitution.

L’échange de lettres est à sens unique (Jean-Luc Hennig ne répond guère) et s’achève en 1990 pour reprendre en 2002, lettres regroupées dans un second livre intitulé Les Sphinx. On y retrouve une Grisélidis Réal de soixante-dix ans passés, plus royale et révoltée que jamais. Elle est atteinte d’un cancer et se bat pour guérir. Alors viennent les mots de la vie qui rappellent le travail de la mort. Mais Grisélidis est de celles qui raclent la table sans honte pour récupérer les dernières miettes. De celles qui boivent le vin comme l’on aimerait profiter de la vie, jusqu’à la lie :

Les gens sont des mauviettes, ils ont du jus de navet dans les veines ! Personne, à part quelques artistes boucanés et tannés, n’ose regarder la vie et la mort en face !

Elle est une femme qui se réjouit des plus improbables situations : c’est pour fêter un événement inouï, extraordinaire ; l’événement du siècle !! Je vais refaire un Client. Oui, lundi prochain, en tout début d’après-midi. Oui, à 73 ans sonnés, et avec le Cancer !! Et quand le client se décommandera, elle conclura : Mais après tout, sucer une petite queue de plus ou de moins ne m’apprendra rien qu’un petit relent de nostalgie.

Et aussitôt elle démarre la photocopieuse qui trône depuis toujours dans son appartement devenu le siège de l’association Aspasie.. Et malgré la fatigue, elle prépare un dossier pour l’association lyonnaise Cabirias ou de quoi alimenter un débat qui l’oblige à se rendre à Paris ou ailleurs. Et si la maladie l’oblige parfois à se tenir tranquille, la plupart du temps, elle part mener son combat pour la liberté de se prostituer avant de tenter une dernière histoire d’amour dans un restaurant genevois.

Période où elle écrit de nombreux poèmes tout en se préparant pour l’abattoir comme elle nomme l’hôpital où il faut subir les assauts de la chimiothérapie : apprêter astucieusement le peu qui me reste de cheveux, de seins, d’ongles. Toujours se rire des écroulements, des épuisements, des pâleurs, des décrépitudes. De l’inéluctable affaissement. Toujours être soi malgré l’Autre (l’inconnu, le Mal).

Increvable mais voilà. On peut gagner du temps mais jamais l’éternité. Grisélidis Réal meurt de son cancer. La belle emmerdeuse s’en va, il nous reste ses livres et un recueil de poèmes à venir. Singulier personnage qui jusqu’au bout ne veut rien céder aux apparences jusque dans le poème écrit pour sa propre oraison funèbre :

Enterrez-moi droite
Sans argent sans vêtements
Sans bijoux sans fioritures
Sans fard sans ornement
Sans voile sans bague sans rien
Sans collier ni boucles d’or fin
Sans rouge à lèvres ni noir aux yeux.
Mort d’une putain - avril 2005


A lire aux éditions Verticales :

Carnets de bal d’une courtisane
Les Sphinx
Le noir est une couleur
La passe imaginaire

A écouter sur France Inter

Fabienne Swiatly

6 avril 2006
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