Laurent Grisel : Cycle de vie (3), extrait de PP

PP (abréviation de « polypropylène ») est un ensemble de quinze poèmes inspirés par le cycle de vie de cette matière plastique d’utilisation courante dans la fabrication de classeurs, abat-jour, tableaux de bord, etc. Ces poèmes racontent le cycle de vie du polypropylène : du champ de pétrole à la fabrication du monomère (le propylène), du polymère, des feuilles de PP, à l’incinération ou à la décharge, etc.
PP n’a ni début ni fin fixés une fois pour toutes : on peut en commencer la lecture par n’importe quel poème.
PP est composé de quatre cycles qui sont autant de façons de parcourir cet ensemble.
On publie ici Cycle de vie (3).

On a découvert depuis que cette matrice de quinze poèmes pouvait être parcourue d’autres façons, en nombre indéterminé.
Ainsi d’une version composée pour le n° de 2007 de la revue Gare maritime. Ou cette autre, encore, donnée en musique improvisée, en compagnie de Fred Wallich et de Thierry Roussel, en novembre 2008.

PP a été imaginé aussi pour une lecture sur écran, sur le modèle de PoésiesChoisies.fr, comme l’avait été Changeons d’espace & de temps. Cette version sur écran sera visible ici dès que possible.

PP a été écrit pour Antoine Perrot. Il s’agissait d’écrire des versions plus ou moins longues afin de composer, in fine, le cycle le plus court, Cycle de vie (1), qui serait façonné en cinq exemplaires pour la collection 5/5 de TranSygnum, sous la forme de feuilles de PP assemblées par une reliure à spirale.

PP est dédié « à Philippe Osset, à tous les amis d’Écobilan et au-delà ».
Philippe Osset et Laurent Grisel ont écrit L’Analyse du cycle de vie, applications et mises en pratique, AFNOR éditions, 2004, 2008.
LG.


Cycle de vie (3)

Peu, très peu s’amoncelle, descend. Dont
peu, très peu se recompose en gaz, huile, charbon,
bitumes. Dont peu, très peu reste piégé
sous un manteau. Cumul de millions d’années.
Les sangliers s’y roulent, de génération
en génération, pour tuer la vermine.
Torchères pour rien, hommes trempés,
noirs d’huile, droits, brillants, au travail.

*

Dans le vapocraqueur - usine haute, tuyauteries
éclairées la nuit - introduire le naphta ou toute autre
chaîne longue de carbone - la vapeur l’y attend,
de 5 à 600 degrés Celsius - on ne voit rien...

*

Des accidents de transport de propylène, il n’y en a pas - presque
mais le camping Los Alfaquès - à San Carlos de la Rápita,
Costa Brava, Espagne - le 11 juillet 1978, vers 14h 30,
un camion chargé à 23,5 tonnes au lieu des 19,1 autorisées, etc.
projeté en morceaux à 300 mètres - en dix secondes
une boule de feu, 100 mètres de hauteur peut-être, 100 morts
tout de suite, vêtements en feu, nageurs bouillant sous les
retombées, réservoirs des voitures de vacances et bonbonnes
de gaz : bombes secondaires, 67 personnes brûlées à vie -

*

PP, polypropylène, C3H6 mais
isotactique : en ordre, CH3
bien rangés, tous du même côté
de la chaîne C : un cristal, ah -

*

L’éternel a son point de fusion :
174°C - liaisons brisées, atomes libérés,
livrés au feu : C, H dansant d’une
gigue fatale, imprévisible, tourbillons
non calculables, non déterminés -
flammes jaunes, fumées blanches -

*

nous, gens de combustion lente -
tant que nous vivons - savons
l’étrangeté de cela : l’inadmissible
étrangeté du feu. Destruction de
l’homme comme lien, l’horreur d’
être réduits à atomes dansants.

*

C dans les fumées, emporté au ciel,
invisible à l’œil nu, accumulé à
bientôt 450 ppm ? Océan acide,
courants changeants, ralentissant -
permafrost qui dégèle, lâche
son méthane - et nous, emportés.

*

Peu, très peu s’amoncelle, descend. Dont
[et cetera]


  Le poème « nous, gens de combustion lente... » a été traduit en italien par Andrea Raos sur le site ami Nazione Indiana :

noi, genia di combustione lenta -
intanto che viviamo - sappiamo
la stranezza di ciò : l’inammissibile
estraneità del fuoco. Distruzione
dell’uomo in quanto legame, l’orrore di
essere ridotti a una danza di atomi.

  Le même poème, traduit en anglais par Penny Allen :

us, slow-burning people –
as long as we live – may we
know the strangeness of that : the intolerable
strangeness of fire. Destruction of
man as link, the horror of
being reduced to dancing atoms.



Dossier PP sur le site de l’auteur.

13 février 2006
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