Flottement d’Henri Michaux rue Saint-Benoît àParis (6e)

Avec de la fumée, de la dilution de brouillard
Et du son de peau de tambour
Je vous assoirai des forteresses écrasantes et superbes,
Des forteresses faites exclusivement de remous et de secousses
Contre lesquelles votre ordre multicellulaire et votre géométrie
Tomberont en fadaises et galimatias et poussière de sable sans raison.

Henri Michaux, La Nuit remue (1935).

Ici, ça ne brà»le pas ; il suffira bien sà»r de couvrir le feu, même si le papier reste matière hautement inflammable.

Vérification faite que la terrasse des Deux Magots est toujours occupée dès qu’un mince rayon de soleil fait la nique àl’église au chapeau pointu, emprunter, le 10 novembre, la rue Bonaparte où quelques boutiques résistent encore àl’uniformisation du quartier, tourner àgauche dans la rue Jacob, et bifurquer encore dans le même sens : nous y voilà.

Cette rue qui remonte vers le boulevard Saint-Germain, où la brasserie Lipp sert d’affiche permanente au film de Serge Le Péron sur l’enlèvement de Mehdi Ben Barka, est restée d’apparence tranquille, pourtant c’est comme si Monsieur Plume y promenait toujours son fantôme extravagant.

La poudrière de l’être intérieur ne saute pas toujours. On la croirait de sable. Puis, tout àcoup, ce sable est àl’autre bout du monde et, par des écluses bizarres, descend la cataracte de bombes. (Un Certain Plume, 1930.)

Grand voyageur et spéléologue de lui-même, Henri Michaux est aussi passé par Paris : il fréquenta, après la deuxième guerre mondiale, l’appartement de Marguerite Duras situé au numéro 5 de la rue Saint-Benoît.

Il est facile d’introduire dans une ville quelques bêtes sauvages (il y en a assez dans les environs). Tout àcoup, d’un encombrement de voitures, sortent trois ou quatre panthères noires, qui, quoique affolées, savent porter des blessures atroces. C’est le spectacle numéro 72. (Voyage en grande Garabagne, 1936.)

Un immeuble imposant, mais dont la seule indication gravée renvoie àun poète délaissé par la gloire littéraire, malgré son appartenance àl’Académie Goncourt. Plaques clouées aux murs : pierres tombales verticales.

Complots, tracts, livres, poèmes : combien ont été pourtant échafaudés en ce lieu ? Rires et larmes : combien ont éclaté derrière ces murs parce que la vie était dure et parfois heureuse ? Passage des passants, escalier dévalé ou escaladé marche àmarche...

Paysages pour couvrir les plaies, l’acier, l’éclat, le mal, l’époque, la corde au cou, la mobilisation.
Paysages pour abolir les cris.
Paysages comme on se tire un drap sur la tête.
(Peintures, 1939.)

Le flottement d’Henri Michaux est àla limite de l’imperceptible dans cette petite artère qui mène au gros tuyau de la circulation automobile, un peu plus haut : une sorte de légèreté dans l’air, le jeu des mots, les mots du « je  », des signes calligraphiques noir sur blanc, une certaine « poudre  » qui paraît scintiller àcontre-jour dans le soleil.

Henri Michaux est mort en 1984 : est-ce si loin ? Le bruit de ses pas est étouffé, un homme toujours discret. Peut-être est-il allé un soir dans cet hôtel, s’il existait alors (sans doute connu d’Olivier Rolin), et dont le chiffre décrit une arabesque qui aurait pu plaire àsa main déliée, ou aurait-il aimé celui-là, juste en face, dénommé Le Bel-ami ?

Dans les couloirs de l’hôtel, je le rencontrai qui se promenait avec un petit animal mange-serrure.
Il posait le petit animal sur son coude, alors l’animal était content et mangeait la serrure.
Puis il allait plus loin, et l’animal était content et une autre serrure était mangée. Et ainsi de . plusieurs et ainsi de quantités. L’homme se promenait comme quelqu’un dont le « chez soi  » est devenu plus considérable. Dès qu’il poussait une porte, une seconde vie commençait pour lui.
(Lointain intérieur, 1938.)

Les pas du poète, la main àplume et pinceau, l’ont porté ici : l’asphalte n’en a gardé qu’un vague souvenir. Ce genre de comptabilité dépasse sà»rement les capacités informatiques ! Il n’y a pas encore de caméra de vidéosurveillance rue Saint-Benoît. L’horizon quotidien est-il indépassable ?

Une journée en soi existe et la précédente existe et celle qui précède la précédente, et celle d’avant... et elles sont bien agglutinées, des dizaines ensemble, des trentaines, des années entières, et on n’arrive pas àvivre soi, mais seulement àvivre la vie, et l’on est tout étonné. (Au Pays de la magie, 1941.)

Au bout de la rue, l’aventure ? Le collège Jacques-Prévert (il faudrait les dénombrer) voisine avec la pancarte dédiée àun autre poète, non scolarisé ici.

Là, dans les villes et dans la foule, sur les mers, alizés ou pas, dans les ports et dans ses propres gouffres, Henri Michaux continue àavancer, et s’il donne de la gîte tout soudain, il revient toujours àla fois un autre et puis encore un autre, qui est peut-être le même que celui d’avant.

Et soudain les vagues innombrables de l’océan mescaline qui débouchaient sur moi me renversaient. Me renversaient, me renversaient, me renversaient, me renversaient, me renversaient. Ça n’allait plus finir, plus jamais. J’étais seul dans la vibration du ravage, sans périphérie, sans annexe, homme-cible qui n’arrive plus àrentrer dans ses bureaux. (Misérable miracle, 1956.)

Dans ce quartier, combien de lecteurs d’Henri Michaux (la librairie La Hune borde le trottoir de la rue Saint-Benoît) ? Sans doute une conspiration ou une fraternité clandestine qui ne se reconnaîtrait qu’àcertains indices évidemment non définis. Ombres pressées sur le macadam : chacun porte son cadran au plexus solaire.

Un moment sur place, un moment du commencement du déplacement de soi, un moment remue de fond en comble, découvrant un moment noir. (Moments, Traversées du temps, 1973.)

(Les citations d’Henri Michaux sont extraites des éditions Gallimard correspondantes.)

Embarquement :

http://www.boutin-jl.net/Michaux/biblio_perso.htm
http://www.adpf.asso.fr/adpf-publi/folio/michaux/index.html
http://www.lamediatheque.be/centauteurs/html/michaux_henri_.html
http://www.rverger.com/henrimichaux.html
http://www.maulpoix.net/Plume.html
http://www.musicologie.org/Biographies/b/boulez_pierre.html

15 novembre 2005
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