Terrestres

"Cette voix mate du premier temps : tu l’as au corps depuis toujours", Denis Rigal


Si l’être humain apparaît évidemment dans les poèmes et proses de Denis Rigal, il ne le fait qu’àsa mesure, àson corps défendant, marqué depuis des millénaires par ses limites, pris dans un monde trop vaste pour lui, vivant durant un très court laps de temps, soumis àl’histoire, aux mythologies, aux reliefs et aux éléments plus ou moins cléments qui façonnent le lieu où le dé du hasard l’a vu naître. Y trouver sa place – et s’y sentir àson aise, puis se déplacer – demande de collecter nombre de ces brassées vives et surprenantes qui ont souvent àvoir avec une beauté (violente, ouverte, fulgurante) qui n’a rien de commun avec celle nichée dans tant de têtes et qui, pour cela peut-être, reste si peu prisée (voire méprisée) tout en s’avérant pourtant nécessaire pour assouvir notre besoin de riche vie intérieure.

« Â Ã chaque neuve niaise lune
la grande gueule du chaos
éructe, salue la sombre aurore,
l’astre àvenir et le désastre,
expulse homonculus visqueux,
vineux, violent, vaincu, voué
àla folie des grands heurts, dé-
muni face au bleu absolu,
hurlant, nu, essentiel, non pas
vaines questions aux vains abîmes
mais défi, beauté, viande crue.  »

Denis Rigal apprécie et recherche la lumière tamisée qui affleure àla surface des vagues àmarée basse ou dans les trous d’eaux « Â qui sont des yeux crevés, des contre-lunes  ». Il la devine dans le vol du rapace qui disparaît en emportant sa proie le plus haut possible. Elle se coule en permanence dans ses poèmes, de jour comme de nuit, en Bretagne où il vit (plus précisément àBrest) ou àStresa, dans le Piémont, d’où il revient avec un cahier dans lequel il évoque la matière, l’eau, la pierre, les paysages et l’homme si démuni qui débarque, lutte, « Â tire au fusil sur la roche inerte  », l’homme, ce « Â bÅ“uf mélancolique  », seul au milieu des ruines, qui n’a pas souvent la chance de pouvoir confronter sa pensée àcelle de quelques autres, quelques écrivains secrets ayant trouvé humilité, sagesse et précision au long de leur parcours terrestre.

« Â C’est ici que l’homme se retrouve : affronté seul àla paroi abrupte et lisse qui est la face visible du non, une masse compacte de basalte définitif, la fin de tout et le début du rien : il n’y a pas d’au-delà, rien àatteindre, rien àattendre et l’homme sait qu’il est pris dans l’inéluctable depuis le premier jour.  »

Terrestres, écrit au bord d’un monde au « Â centre vide, sur quoi tourne une absence  », s’attache àdéceler tout ce qui vibre, donne et perpétue la vie. Cela va de la simple brindille àl’arbre centenaire, ou du galet ricochant sur l’eau àla montagne répercutant cris et bruits divers venus cogner l’une ou l’autre de ses parois. Suivant Fondus au noir (Folle Avoine, 1996) et Aval (Gallimard, 2006), cet ensemble montre combien Denis Rigal sait être concis tout en offrant de l’étoffe àses textes. Il touche àl’essentiel sans être sec, ne s’encombre pas d’adjectifs inutiles, ne néglige pas l’ironie (« Â la vache s’humanise / l’homme s’avachit  »), module le rythme de son chant en l’adaptant aux différentes formes poétiques choisies et s’affirme toujours aussi percutant, incisif, précis.


Denis Rigal : Terrestres, Le Bruit du temps.

23 avril 2013
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