Séparation | Bertrand Leclair

Lire et écrire ont ce commun paradoxe : d’exiger une coupure, un isolement, dans le temps et dans l’espace, loin des autres, de faire naître et de croiser des existences fictives. Quel est alors le sens de cette coupure qui débouche, précisément, sur une rencontre ?


Le 22 novembre dernier, en débattaient dans le cadre de Citéphilo, à Lille (Cave des Célestines) : Jean Rolin, Jean-Claude Pinson et Bertrand Leclair.

Ce dernier a bien voulu nous confier sa contribution, revue pour la circonstance ; ce dont nous le remercions.


« J’étais autrefois bien nerveux. Me voici sur
une nouvelle voie :
Je mets une pomme sur ma table. Puis je me
mets dans cette pomme. Quelle tranquillité ! »

Ces quatre lignes sont les premières de Lointain intérieur, de Henri Michaux, publié en 1938 dans le même volume que le célèbre Plume. Ces phrases ont une étrange prégnance magique. Entre centre et absence, elles entraînent immédiatement ailleurs, et pourtant ici plus qu’ici. Le texte qui ouvre Lointain intérieur s’appelle d’ailleurs « Magie ». Si j’ai choisi d’introduire cette intervention sur la séparation par cette citation, c’est qu’au plan poétique elle m’en parle, de la séparation, comme aucune autre. Le plan poétique, dont j’oserais affirmer d’emblée qu’il est vertical par opposition à l’horizon socialisé des jours vécus, ce plan poétique est ce qui, nécessairement, quoi qu’on en veuille, échappe au discours, y compris, bien sûr, au discours et à l’échange tel que nous le pratiquons ici et aujourd’hui. On peut, on doit pourtant viser à le décrire, l’approcher, en dire quelque chose plutôt que rien, en témoigner dans l’espace social qui, sinon, mécaniquement le récuse. Permettez moi de répéter ces phrases, dans l’espoir qu’à la manière des ombres elles planeront quelques temps, pourtant, sur ou sous notre échange :

« J’étais autrefois bien nerveux. Me voici sur
une nouvelle voie :
Je mets une pomme sur ma table. Puis je me
mets dans cette pomme. Quelle tranquillité ! »

Est-ce que c’est supportable, aux yeux du monde et en tout cas de son entourage, un individu qui prétend ainsi disparaître aux lois sociales et même physiques les plus communes, qui prétend, non pas s’en abstraire, mais s’y soustraire, qui prétend en somme s’appartenir plutôt qu’appartenir à la collectivité qui réclame sa présence active ?

Qui prétend s’appartenir, c’est-à-dire, si l’on veut bien entendre ce qu’ajoute au verbe sa forme pronominale, se tenir à part : je m’à part tiens, je me tiens à part, non seulement à part vous, mais aussi à part moi en tant que sujet socialement constitué, identifié ; je me tiens à part jusqu’au point de pouvoir entrer dans une pomme et devenir - inaccessible, intouchable, séparé. On est ici d’emblée précipité dans le paradoxe de la séparation, car si je me tiens ainsi à part, c’est pour me retrouver, me rejoindre - quelle tranquillité ! - pour me réconcilier et échapper à la nervosité, ce que toutes les forces à l’oeuvre au plan social m’interdisent. Il faudrait citer l’ensemble de ce texte d’Henri Michaux, et il est en tout cas indispensable d’en citer les dernières lignes, d’une part, parce qu’elles donnent à penser que joue effectivement ici un mouvement, non seulement de libération, mais aussi d’émancipation, puissance contre puissance, d’autre part, parce que dans une histoire de pomme, c’est évidemment la chute qui compte - je cite :

« Mieux ! M’étant à tel point fortifié, je lancerais bien un défi au plus puissant des hommes. Que me ferait sa volonté ? Je suis devenu si aigu et circonstancié, que, m’ayant en face de lui, il n’arriverait pas à me trouver »

J’ai beaucoup travaillé, en particulier dans mon roman Disparaître et dans Le bonheur d’avoir une âme qui tout deux abordent la question de la réinsertion sociale, et donc de l’insertion dans un tissu social donné, tissé par le réseau des représentations communes dont il s’agit d’admettre les règles et les normes, j’ai beaucoup travaillé sur ces notions de séparation, de disparition et d’appartenance - disparaître, non pas au sens de mourir, mais au sens précisément de se soustraire au monde des identités constituées, au monde des représentations communes figées dans la langue de la communication et du stéréotype. Historiquement, paraître signifie d’abord obéir, ainsi lorsque le vassal est appelé à paraître devant son seigneur, ce que l’on retrouve dans l’expression comparaître au tribunal ; paraître, à tout le moins, implique d’admettre une autorité supérieure à laquelle on accorde le droit de régler les existences et les désirs de chacun. Je ne peux pas ne pas lier cette signification archéologique du paraître au mouvement qui conduit à vouloir, dans les textes, en lisant, en écrivant, dis-paraître, mais disparaître pour atteindre enfin au sentiment d’appartenance à soi, afin d’être rendu au corps propre, dont, en lisant au moins autant qu’en écrivant, on éprouve de nouveau physiquement les frontières, le mouvement intérieur, la circulation ; disparaître à la réalité commune pour être rendu au monde de la matière, au « sens de la terre », disait Nietzsche, au réel en un mot, ce réel inaccessible à nos représentations mais auquel pourtant nous appartenons corps et âme.

C’est tout le paradoxe du préfixe “ dis ”, puisque ce préfixe signifie la séparation quand on veut disparaître au contraire - évidemment - pour rejoindre, pour viser à une forme de réconciliation ou de coïncidence de soi avec soi qui est un préalable à la réconciliation de soi avec l’autre, les autres, dans une jouissance comparable à celle que peuvent éprouver les amants, celle d’être au monde dans toute son entièreté d’animal parlant.

C’est en cela aussi que la littérature, libérée depuis le XIXe siècle de la morale, des canons esthétiques et de l’idéal du beau universel auquel les œuvres ont longtemps renvoyé, est d’abord une expérience, un échange initié par le geste d’écrire et réalisé par le geste de lire. Au même titre que l’expérience amoureuse, l’expérience littéraire invite au partage et provoque une altération. Etanchant une soif d’échange qu’elle libère et augmente, elle altère à la proportion exacte de ce qu’elle désaltère, ce qu’on ne peut évidemment ni mesurer ni juger, mais dont le critique, par contre, peut, et doit, témoigner dans l’espace social : témoigner de l’expérience littéraire exactement comme la littérature témoigne du réel.
Encore faut-il distinguer au plan de l’individu deux types de séparation, qui s’opposent en tout point. Il y a la séparation au sens commun, que réprouve l’idéologie dominante, qui désigne l’écart au sein de l’espace social, une façon de se soustraire à la pression collective que ne peut que condamner toute forme de pouvoir quand le pouvoir vise nécessairement, et comme l’on répète à toutes les sauces ces temps-ci dans nos médias, à la cohésion sociale - encore faut-il rappeler ici que, tout en réprouvant la séparation individuelle, la mécanique du pouvoir peut viser dans le même temps à renforcer le sentiment de cohésion en excluant des groupes entiers d’individus, en pratiquant la ségrégation, la plus brutale des séparations.
Une autre forme de séparation menace l’individu de l’intérieur ; c’est une séparation d’ordre poétique, ou métaphysique, et que l’on peut désigner en recourant aux notions de corps et d’esprit, ou bien, sur un mode psychanalytique, en terme de moi et de soi. On peut aussi la définir en terme d’art et de vie. La séparation de l’art et de la vie à laquelle, dans nos sociétés, tout concourt, que ce soit au nom du commerce (et l’on ne parle plus de littérature qu’en présentant les livres comme des objets à prescrire, des produits à consommer ou non) ou que ce soit au nom de la culture (voir comment dans nos journaux l’art est assimilé à la culture, elle-même séparée du reste de l’information), cette séparation de l’art et de la vie s’inscrit pourtant à rebours d’une des leçons essentielles de la modernité artistique, que résume à sa façon la phrase célèbre de Robert Filliou : l’art n’a de sens qu’à être « ce qui rend la vie plus intéressante que l’art ».
Une fois posé ceci, et avant d’aller plus loin, je voudrais insister sur la malédiction, au sens propre, qui plane, historiquement, sur tous les mots de la séparation, qui sont d’autant plus ambivalents que leur usage a été conditionné par l’idéologie dominante.
L’ambivalence, d’abord. Ce que les amants savent mieux que quiconque, c’est que la séparation, c’est la mort - la mort ou en tout cas le deuil, le deuil qu’ont à faire les amants d’un « nous » qui est infiniment plus grand que les « je » qui le constituaient. Et pourtant, la séparation, c’est la vie. Les enfants fugueurs le savent bien ; les divorcés aussi, quand bien même ils peuvent en concevoir de la terreur : en rendant l’individu à son propre devenir, la séparation est aussi une nouvelle ouverture à tous les possibles, heureux ou malheureux ; serait-elle terrifiante, c’est la liberté conquise ou reconquise, et d’abord la liberté du corps. Si j’emploie cette image du divorce, ce n’est pas seulement au souvenir des enfants qui, pour évoquer le divorce de leurs parents, demandent : « pourquoi tu es séparé », faisant de la séparation un caractère endogène, sinon une amputation. C’est surtout que le mot divorce est issu d’un substantif latin qui signifie précisément la séparation, dérivé de divortere, qui est lui-même une variante de divertere, divertir.
Divorcer, divertir : on pourrait s’étonner d’une origine commune à ces deux mots. Il se trouve, et c’est passionnant, que l’on trébuche sur une ambivalence comparable dans l’histoire de tous les mots qui ont trait à la séparation, qui témoignent tous de la mainmise de l’idéologie sur l’évolution de la langue - ce dont, à notre insu, nous ne sommes évidemment pas indemnes dans notre usage du langage. Selon le Robert historique de la langue française, le verbe « séparer » vient du latin separare, qui signifie littéralement « mettre à part ». Je note que ce verbe latin a abouti en français, par évolution phonétique, au verbe « sevrer » - ce qui pourrait être une incitation à retourner aux textes de Freud, à la question de cette séparation première et fondatrice de l’individu, celle de l’enfant et du sein maternel -, mais je relève surtout que cette définition procède à un renvoi a priori étonnant au verbe « séduire ». Séduire est en effet, je cite, « issu du verbe latin seducere qui signifiait : « emmener à part, à l’écart », « séparer », « diviser » (en parlant de lieux) ».
On ne s’étonnera pas que ce soit sous l’influence du latin d’église que le sens a évolué de « emmener à part » à celui de : « détourner du vrai, faire tomber dans l’erreur », jusqu’à prendre un temps le sens de « corrompre », qui a disparu aujourd’hui, mais reste latent.
Cette définition ouvre immédiatement deux pistes. La première renvoie à celui qui, dans l’imagerie chrétienne, détourne du vrai et fait tomber dans l’erreur et dans le mal, le diable. Le diable, étymologiquement, est celui qui séduit, sépare et désunit, plus précisément, qui se jette à travers pour désunir. C’est dire le poids de l’idéologie sur la notion de séparation. La séparation, le fait d’emmener à part ou de se laisser emmener à part, de se désolidariser de la communauté, c’est le mal. C’est à cette aune que résonne une phrase célèbre de Kafka, « Dieu ne veut pas que j’écrive, mais moi je dois ». Le même Kafka s’exclamait, dans une lettre de jeunesse : « Mon Dieu, nous serions tout aussi heureux si nous n’avions pas de livre, et des livres qui nous rendent heureux, nous pourrions à la rigueur les écrire nous-même. En revanche, nous avons besoin de livres qui agissent sur nous - un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous ». Si le coup de hache est une métaphore parfaite de la verticalité du geste littéraire, la mer gelée en est une autre de l’horizontalité de la réalité commune, une réalité prise dans les glaces du stéréotype, une réalité que nous confondons avec le réel, qui nous en coupe et nous en sépare, pourtant.
La deuxième piste qu’ouvre l’évolution de la notion de séduction m’intéresse plus encore. Cette évolution du verbe séduire est parallèle en tout point à celles du beau mot de scandale, à l’origine étymologique duquel on trouve le skandalon, une petite pierre placée sur la route, littéralement « une pierre d’achoppement ». Alors que le scandale est ce qui déroute, ce qui provoque un écart, la Bible lui confère le sens de « piège placé sur le chemin, obstacle qui fait tomber », ce que l’usage religieux n’a cessé d’accentuer jusqu’à ce qu’il devienne « ce qui fait tomber dans le Mal ». Bossuet fait pourtant au plus juste usage du mot lorsqu’il écrit : « Jésus crucifié (qui) a été le scandale du monde ». Je note au passage que l’on voit bien comment et pourquoi, jusqu’en cette acception religieuse, c’est Jésus lui-même qui est pur scandale. Contrairement à ce que prétend la cohorte des artistes aussi médiatisés qu’ils se veulent subversifs, le scandale, ce n’est pas la transgression, c’est éventuellement ce qui la provoque ; ce n’est pas le geste de transgresser qui est scandaleux, c’est ce qui y contraint un individu dans un temps et un lieu donné. C’est en cela qu’on peut affirmer que la littérature, qui n’est pas nécessairement transgressive, par contre est d’essence scandaleuse, et c’est toute la difficulté de sa réception critique, menacée par la censure hier, par sa dilution dans le spectacle médiatique aujourd’hui.

Si je devais ne donner qu’un exemple de cette dimension intrinsèquement scandaleuse de la littérature, aussi inattendu serait-il, ce serait A la recherche du temps perdu, qui est l’un des rares textes du XXe siècle français, peut-être le seul, à pouvoir prétendre à l’universalité, transcendant les chapelles littéraires et les goûts individuels, et dont on peut rappeler que son auteur, Marcel Proust, a porté à son paroxysme le mouvement qui conduit un individu à se séparer, s’isoler durant des années dans une chambre noire où mettre au jour A la recherche du temps perdu, ce temps perdu qui sera retrouvé au dernier volume, et qui n’est autre que le temps vertical de l’être au monde.

Scandaleuse, la Recherche l’est, non pas tant par ce qu’elle raconte du pays de Sodome et Gomorrhe ou des égoïsmes mondains qui nous gouvernent sur le mode infatigable de la plus épaisse bêtise, que par l’origine du geste qui la porte, si l’on veut bien se souvenir de l’événement qui, selon le texte lui-même, déclenche - enfin - l’écriture de la Recherche. Cet événement est rapporté aux dernières pages, celles du Temps retrouvé : dans la cour des Guermantes qu’il traverse pour se rendre au bal, désespérant de ne plus jamais parvenir à écrire, le narrateur trébuche sur « un pavé mal équarri », disons, une forme élaborée de petite pierre d’achoppement, un véritable skandalon placé par le hasard objectif sous ses pas et sur lequel il bute à cause du passage imprévu d’une voiture. A trébucher sur ce pavé, ce piège placé sur son chemin de la mondanité, qui fait resurgir le souvenir d’un autre pavé disjoint, vénitien celui-là, sur lequel il avait buté de façon semblable, le narrateur voit resurgir dans le même temps, et dans la même immédiateté (sans la médiation de la mémoire volontaire, cette part de la mémoire qui obéit au temps social et aux lois culturelles) toutes les émotions artistiques qu’il désespérait de jamais savoir retrouver, afin de les rendre : « Comme au moment où je goûtais la madeleine, toute inquiétude sur l’avenir, tout doute intellectuel étaient dissipés. Ceux qui m’assaillaient tout à l’heure au sujet de la réalité de mes dons littéraires et même de la réalité de la littérature se trouvaient levés comme par enchantement ». Cet incident survient en effet au moment même où le narrateur désespérait de jamais parvenir à retrouver l’accès à une autre dimension du temps, celle qu’il avait pu éprouver parfois grâce à ce qu’il nomme la mémoire involontaire ; arrivant au bal des Guermantes, il était même en passe de renoncer définitivement à sa quête, comme à la vie même - je cite, sans éprouver le besoin d’insister sur la mauvaise conscience sous-jacente : « Dans un instant, tant d’amis que je n’avais pas vu depuis si longtemps allaient sans doute me demander de ne plus m’isoler ainsi, de leur consacrer mes journées. Je n’avais aucune raison de le leur refuser puisque j’avais maintenant la preuve que je n’étais plus bon à rien, que la littérature ne pouvait plus me causer aucune joie, soit par ma faute, étant trop peu doué, soit par la sienne, si elle était en effet moins chargée de réalité que je ne l’avais cru ». L’écart relève d’une croyance ; sa justification repose sur la capacité de séduction de la littérature et la capacité du narrateur à y répondre.

La leçon de Proust témoigne que, si le pavé disjoint relève du hasard, si c’est le hasard qui précipite de nouveau le narrateur dans le temps vertical, pour autant, la capacité à se saisir de ce hasard n’existe en chacun qu’à condition qu’il ait su maintenir un écart où puisse jouer la séduction, qu’à condition qu’il ait lutté contre tout ce qui depuis toujours empêche le scandale d’opérer sur l’individu, au nom de la morale, de l’inscription sociale, au nom encore de la peur de ce qui menace de nous entraîner à part, de nous faire tomber dans le mal, en tout cas de nous isoler. « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature. Cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu’ils ne cherchent pas à l’éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d’innombrables clichés qui restent inutiles ». Cette leçon, que l’on pourrait aussi illustrer par une phrase de Gilles Deleuze en passe de devenir célèbre, « créer n’est pas communiquer, c’est résister », cette leçon dont témoigne l’ensemble de la Recherche du temps perdu se redouble d’une seconde, où l’on retrouve la question de l’autre : « Par l’art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir sur la lune. »

On pourrait parler d’empathie - cette empathie qui permet d’éprouver l’autre, à tous les sens du terme, cette empathie qui, comble du paradoxe, implique de s’être détaché des autres, en tant qu’ils sont réduits, au quotidien, aux contours de leur identité, à leur existence sociale, à une représentation d’eux-mêmes et du monde qui interdit de les toucher.

Je ferme ma parenthèse proustienne, pour conclure. Etre passé par les mots de séduction ou d’instinct n’est pas innocent. C’est le corps, évidemment, que l’idéologie condamne à travers la séparation. Le corps, animal, sexué, instinctif, qui appartient au réel qui le meut, le corps excède toujours les représentations qu’on peut en donner au monde de la raison raisonnable. C’est ici que l’on retrouve l’âme, quand la tradition catholique, dans le même temps qu’elle faisait de la séduction ce qui fait tomber dans l’erreur et le mal, faisait du corps « la prison de l’âme ». De fait, si l’âme et le corps sont des notions séparées, si l’âme existe en dehors du corps dans une vision transcendantale du monde, non seulement le corps est très vite décrété secondaire quand il n’est pas diabolisé, mais surtout il est de facto condamné à la fermeture et à la peur, qui gouverne le monde : la peur, en l’occurrence, de perdre son âme, qui conduit à verrouiller son corps, en faire une prison, et bientôt le haïr, lui et ses « besoins ».

Il y a un point en effet où la séparation se renverse et se retourne, où la malédiction posée sur la séparation physique condamne l’individu à la séparation psychique, condamne à une séparation, non plus dans l’ordre horizontal, social, mais dans l’ordre vertical, poétique du monde. L’âme est le lieu où opère cette séparation ; elle peut alors se révéler aussi tranchante que son homonyme, la lame. S’il est si important d’en réactualiser l’usage, comme déjà Michel Foucault y invitait en écrivant Le souci de soi, le dernier volume de son Histoire de la sexualité¸ et comme Artaud n’a eu de cesse de l’affirmer, c’est que l’âme est aussi le lieu où peut advenir la coïncidence, la réconciliation, si l’on veut bien arracher la notion à la tradition catholique, l’arracher à la transcendance pour la rendre à l’immanence du langage, retrouver le sens que lui donnait Spinoza : « l’âme est l’idée du corps ». L’âme est dans la langue ce qui permet de réintroduire du corps dans la représentation et donc dans la réalité commune - réintroduire du corps, sexué, animal, instinctif, ce corps sans lequel il n’est pas d’échange véritable.

On pourrait, aujourd’hui, penser que cette interdiction du corps est révolue, tant le corps est partout représenté, mis en valeur, et même sacralisé - mais, justement, il est sacralisé dans une forme de perfection idéale qui l’éloigne et le divise du corps réel, qui l’hystérise en un mot, alors même que la notion d’âme est, à rebours, le plus souvent renvoyé à l’angélisme ou au grotesque, interdite à son tour. Il y a même, désormais, quelque chose, sinon d’obscène, à tout le moins de déplacé, à parler de son âme, comme autrefois à parler de son corps. Tout se passe comme si la malédiction avait été littéralement renversée, dans un but qui reste le même, la cohésion sociale, qui implique aujourd’hui comme hier la séparation psychique des individus. Au mépris de ce qui nous anime à notre insu, qui anime l’art, et dont il est évidemment vital de témoigner dans l’espace social.

Bertrand Leclair
7 décembre 2005
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