Reclus par la bande

Joël Cornuault est libraire à Bergerac et responsable des "Cahiers Reclus". Il a notamment édité un ensemble d’écrits d’Elisée Reclus sous le titre "Le sentiment de la nature" aux éditions Premières pierres.


Une dame travaillant dans un grand musée parisien a dit un jour que mes petites études au sujet d’Elisée Reclus étaient « très littéraires ». Et elle prenait l’adjectif avec de longues pincettes suffisantes, au bout desquelles se trouvait, naturellement, l’esprit de la science. Ce qui, d’abord, me parut un trait bien d’aujourd’hui, où le divorce entre science et lettres est plus profond que jamais ; puis me rappela qu’une des façons de dépopulariser Reclus fut longtemps de suspendre à son cou une pancarte marquée « géographe littéraire ».

Il est vrai que je ne me serais pas avisé de parler de Reclus, dans les Cahiers du même nom et divers travaux, s’il ne m’avait paru que ses actes, ses écrits, ses amitiés, et ainsi de suite, contenaient des indications propres à nous faire non seulement penser, mais rêver. Dès l’ouverture d’Histoire d’un ruisseau, je crus que toute la géographie reclusienne allait « vibrer au-delà de son propos démonstratif », pour reprendre une expression de Barthes au sujet des planches de l’Encyclopédie, sans me dissimuler la part de subjectivité de cette lecture.

À la voix du géographe, se trouverait agrégée ma voix de commentateur opérant des choix, colorant l’œuvre de ses propres références et parti-pris moraux, esthétiques, politiques, faute de quoi l’entreprise resterait sans attrait et sans vie - ou de la vie conceptuelle des travaux théoriques -, mais sans aller jusqu’à la recouvrir, jusqu’à la dénaturer et en faire sa chose. Le « je » remplacerait le « nous » du discours scientifique, désavouant son air d’impartialité, sans céder au « tout subjectif » qui est parfois censé définir la littérature. Élisée lui-même, pour poète qu’il ait été (et lui-même ne s’applique pas ce mot), ne rompit jamais la liaison avec la science, telle que définie à la Renaissance et au XVIIIe siècle. « C’est bien pour tourner la beauté littéraire vers la religion, dit Paul Bénichou, qu’on l’arrache aux sciences. » C’est bien pour s’arracher à la religion que Reclus s’intéresse aux beautés de la science.

Plus d’une fois, j’ai été tenté de renoncer sur une voie où l’honnêteté documentaire, sinon l’objectivité, rendait impossible la gambade en toute liberté. Il fallait s’exprimer sous le contrôle des dates, des faits recoupés, des références bibliographiques, des interprétations précédentes, éviter les illusions rétrospectives. La parole la plus juste qui pourrait s’y proférer serait plus historique qu’un pur essai littéraire, plus littéraire qu’un exposé scientifique. Le degré de justesse qu’elle pourrait atteindre demeurerait musicale, plutôt qu’intérieure, objective.

Je fus aussi tenté d’abandonner ce titre « Les Cahiers Élisée Reclus ».

Il laisse entendre, malgré les précautions prises, qu’une lecture orthodoxe s’y donnerait cours, délivrant un label de conformité, un bon usage quelconques. Cela n’entre aucunement dans mes intentions. J’ai plutôt retenu un tel titre parce qu’il s’alignait, à la limite de la parodie, sur celui des bulletins d’étude de nombreuses sociétés savantes et autres « amitiés » auprès desquelles, depuis beau temps, Elisée Reclus aurait pu figurer en toute légitimité. Beaucoup de ses textes avaient été oubliés ou écartés ; de nombreuses archives restaient, et restent, à exploiter. Surtout, de nombreuses associations d’idées culturelles, politiques et esthétiques débordant, une fois encore du questionnement géographique institué, jusqu’à soulever les questions premières et dernières, n’avaient pas été osées. Elles demandaient peut-être un cadre officieux, indépendant, ne tirant sa légitimité que de lui-même pour concevoir des nouveautés tout en évoquant un homme du passé comme Reclus.

En commençant cette série, j’ignorais où elle allait, agréable parfum d’aventure. L’idée (propre à donner raison à la dame du musée) selon laquelle c’est une sorte de feuilleton (dont les protagonistes sont la géographie, ou une anarcho-géographie, depuis le XIXe siècle) qui a fini par se dévider au gré d’une cinquantaine de bulletins se soutient assez bien. Y compris dans ce qu’elle peut avoir de saugrenu appliquée à des affaires (la géographie, son enseignement, la société, les musées) que la plupart des hommes considèrent sérieuses. Mais certainement pas à l’œuvre et à la personne d’un marginal majeur comme Reclus, qui a fait acte auprès de ses contemporains d’anticonformisme et d’ironisme répétés. Ce qui appelle, dans le langage même, que l’on sache répondre par des mots suffisamment étranges.

Il y a de quoi se réjouir chaque fois qu’il va être question quelque part de Reclus, bien que, de par sa nature même - rebelle, anti-Ambition, anti-Rétribution, anti-Puissants -, on le voit mal prendre un jour rang parmi les références officielles de la politique ou de la science. Autant qu’il circule par la bande. Ce n’est pas dire que son enseignement fût renfermé, réservé à des cercles restreints. Mais que, entre sanctification et occultation, entre momification et neutralisation d’un homme et de son œuvre, le sentier n’est sans doute pas large ; surtout que Reclus lui-même a beaucoup insisté pour rester en dehors des hommages. Avait-il donc un secret, que ne connaissent pas les trois-quarts des grands esprits de la science ou des arts de notre temps (ils ne sont plus, ces jours-ci, rebelles, ni anti-Ambition, ni anti-Rétribution, ni anti-Puissants) ? Aucun secret en dehors de celui-ci : un détachement des fausses valeurs de la vie et du social, aussi joyeux que possible.

Le feuilleton des Cahiers touche par une de ses extrémités à l’univers de Jules Verne (le côté œuvre-fleuve, la géographie populaire). Par une autre à l’Encyclopédie (la fresque scientifique totale, la Nouvelle géographie universelle publiée en fascicules, selon un schéma retenu d’avance). Par une autre encore à celui des relations de voyage et de la « géographie de plein vent » dont, à tout âge, Élisée s’est montré nostalgique. Naturellement, il concerne le bouillonnement intérieur et extérieur qui caractérise le Reclus anarchiste.

Ainsi, le sujet de ce feuilleton est à la fois le monde naturel et le monde culturel, avec pour dramatis personae : la nature, autrui, soi-même en tant qu’être responsable de l’ensemble de ce qui advient dans le monde, la société, l’individu. Un feuilleton qui menace d’être décevant quand Élisée semble déséquilibrer par des tendances scientistes le rapport de fécondation mutuelle du savoir et de la poésie. Ou quand, jeune géographe, il est vrai, il donne dans un déterminisme géographique refroidissant. Un feuilleton des plus passionnants quand il concerne la géographie vécue et voit Reclus décrire la nature première comme une forme d’art sans créateur qu’il faudrait percevoir avant de la savoir, proche de la matérialité des expériences. Une géographie perceptible par les cinq sens, redevable non pas à un système d’idées, vraies ou fausses, mais à la valeur des existences humaines concrètes.

En gros, je crois que les Cahiers posent ce que le langage savant n’hésiterait pas à appeler les prolégomènes d’une épistémologie géo-culturelle reclusienne.

Soit dit plus simplement : j’espère qu’ils favorisent un rajeunissement de son mythe.

Joël Cornuault

Ce texte a paru dans Les Cahiers Elisée Reclus, n° 50, octobre 2004.
Les Cahiers sont édités par la Librairie La Brèche, Place du Marché Couvert, 24100 Bergerac (France), 05 53 57 90 97

Lien :
http://reclus.raforum.site/spip.php?article203

16 janvier 2005
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