Un deuxième recueil paraît en 1989: L'Adret du jour. Voici un des poèmes de la troisième section intitulée "Illusion d'entrée":

Ce poème discrètement émouvant s'écrit sous le triple signe des trois titres qui, plus ou moins directement, le régissent sans, pourtant, le contraindre. Le titre du recueil projette une psychologie et une théorie (: theoria: observation, contemplation) du bon côté, du côté ensoleillé, lumineux de l'existence, des choses qui naissent, émergent, sont. Le titre de la troisième section, "Illusion d'entrée", semble vouloir imposer à cette theoria du lumineux certaines limites en insistant sur le caractère potentiellement chimérique de nos mouvements et tropismes ontiques. Mais ne s'agirait-il pas ici d'une double ironie, celle des apparences, d'un paraître qui leurre et mystifie, étant doublée ‹ je pense à la belle définition que nous donne Andrée Chedid de la poésie qui "couvre de dérision la dérision" ‹ l'ironie, donc, des apparences trompeuses étant doublée de celle d'une conscience, mieux d'une expérience, de la présence vécue, vivable, comme ‹ et malgré l'éphémère qui le gonfle ‹ cela qu'on ne perd pas, qu'on ne quitte pas, où on n'a même pas besoin d'entrer, car l'accès nous est déjà donné: "Comment perdre ce qui est toujours là / Le vrai incroyable", écrit-elle dans Matière de lumière (ML, 93), et ailleurs dans le même livre: "Toujours nous cherchons une porte / Dans le jour / De cette terre // Un moyen / De rester / Au ciel où nous sommes" (ML, 99): illusion d'entrer dans ce paradis hölderlinien, oublié mais déjà éparpillé sur toute la surface de la terre? Le titre du poème "L'Île d'amour", pourrait tout aussi bien évoquer certains tableaux de Watteau que l'art du peintre que désigne le texte, ce Fragonard qui nous offre tant de scènes galantes, pleines souvent de charme et de ce mélange, qui semble animer le réel tel qu'il le perçoit et le rêve, d'intensité sensuelle et de gracieuse sérénité. Là, dans ce lieu/non-lieu qu'est le tableau, ou la parole, de l'île, tout n'est-il pas, d'abord, le triple signe de la clôture et du refuge (: l'île en tant que mot, graphème / en tant que phénomène pictural, picturème / en tant que sème, emblème), pour devenir ensuite ou simultanément ouverture, mouvement vers l'autre, heureuse et si mortelle vulnérabilité?

Le premier des trois septains librement équilibrés évoque la lumière comme moyen d'accès, en tant que pont, instrument de transport, de mouvement amoureux par conséquent. Elle est acte et lieu d'élévation et d'immanence à la fois, d'illumination et de spiritualisation de ce que nous sommes et vivons. Mais la nuit et l'obscurité qu'elle dissémine, restent, dans l'optique de cette "vision" (comme Lamartine aurait peut-être appelé cette expérience de la présence), le temps et le lieu d'un réconfort, d'un rassurement inaliénable, presque angélique. Loin d'opprimer, d'effrayer, elles ‹ la nuit, l'obscurité ‹ ramassent et rassemblent, assimilent et protègent pour mieux déployer, à l'aube, la gloire des couleurs et des chants d'oiseaux.

Le deuxième septain pose le regard, l'espace-temps du regard, comme éclaircie, lieu d'ensoleillement, splendeur s'ouvrant à ce qui est, comme lieu d'éclaircissement aussi, autant viscéral, charnel, que spirituel (au sens large de ce terme): le regard, la contemplation (: action dans le templum de l'être, avec) comme "chance de vie", possibilité d'accéder, consciemment, sciemment, à ce qui, déjà, est, en nous et partout, à cette opacité des phénomènes qui, aussi, est synonyme de "transparence". Là ‹ mais est-ce vraiment un espace que celui de l'Òil du tableau, que celui des paroles aussi fragiles que ce qui se tresse près de l'écume? Et peut-on même parler de temps là où l'existence ne tient qu'à un fil, "une grâce de cÒur"? ‹ là, malgré nos doutes et nos parenthèses, tout est légèreté et caresse multipliée mais diaphane, chaleur et délicatesse sublime, une idéalité descendue parmi nous, rendue immanente, salut paradisiaque mais terrestre. Île privilégiée mais de chair et d'os dans la theoria de l'être, des êtres.

Comme le troisième septain ne cesse de l'affirmer, et dès le début, le monde ‹ et s'il s'agit d'un monde, il s'agit aussi du monde tel que nous pouvons le vivre si nous voulons ‹ le monde, même détruit, dégradé, demeure ce qu'il a toujours été: un instrument de musicalisation divine de ce qui est. Ainsi, la lumière est-elle déjà et toujours symphonie, harmonisation, caresse mélodieuse et balsamique, nourricière même. Phénomènes qui donnent, phénomènes qui reçoivent... Échange, interpénétration, réciprocité, enlacement, la "musique silencieuse" de l'amour des choses et des êtres entre eux, l'extase qui sourd et surgit de ce qui est, comme ce qui est, pour ce qui est, passages, glissements, roulements de cet ontos qui est notre terre, notre difficile et pourtant si simple amour cosmique...