document 1 :  L'idiote (IVe siècle)
En ce monastère il y eut une vierge qui simulait la folie et le démon. Les autres la prirent en dégoût au point que personne ne mangeait avec elle, ce qu'elle avait jugé préférable. Errant à travers la cuisine, elle rendait n'importe quel service. C'était, comme on dit, l'éponge du monastère. En fait elle accomplissait ce qui est écrit : « Si quelqu'un a le propos d'être sage parmi nous en cette vie, qu'il devienne fou pour devenir sage. » Elle avait noué un torchon autour de sa tête - toutes les autres sont rasées et portent des capuches -, et c'est dans cette tenue qu'elle faisait le service. Des quatre cents (sñurs), aucune ne la vit jamais mâcher quelque chose durant les années de sa vie ; jamais elle ne s'assit à table ; jamais elle ne partagea le pain avec les autres. Elle se contentait des miettes de table qu'elle épongeait et de l'eau des marmites qu'elle récurait, sans faire injure à personne, sans murmurer, sans parler peu ou prou, bien que frappée de coups, injuriée, chargée de malédictions et traitée avec dégoût. Voici qu'un ange se présenta au saint homme Pitéroum, anachorète qui avait fait ses preuves et résidait au (Mont) Porphyrite. Il lui dit : « Pourquoi as-tu bonne opinion de toi, à cause de ta vie religieuse et du lieu où tu résides ? Veux-tu voir une femme plus religieuse que toi ? Va au monastère des femmes Tabennésiotes et là tu en trouveras une avec un bandeau sur la tête. Elle est meilleure que toi. Aux prises avec cette foule, elle n'a jamais écarté de Dieu son cñur, tandis que toi, qui résides ici, en pensée tu vagabondes par les villes. » Lui qui n'était jamais sorti, il y partit. Il demande aux supérieurs d'entrer dans le monastère des femmes. Comme il était illustre et déjà vieux, ils n'hésitèrent pas à le faire entrer. Une fois entré, il réclame de les voir toutes. Mais elle ne se montrait pas. A la fin il leur dit : « Amenez-les-moi toutes. Il en manque une. » Elles lui disent : « Nous avons une idiote (salê ) au-dedans, à la cuisine » - c'est ainsi qu'on nomme les malades. Il leur dit : « Faites-la venir aussi, que je la voie. » Elles allèrent l'appeler. Elle refuse, peut-être parce qu'elle se rendait compte de ce qui se passait, ou même parce qu'elle en avait eu révélation. Elles l'entraînent de force et lui disent : « Le saint homme Pitéroum veut te voir. » Il était en grand renom. Quand elle fut là, il vit le torchon sur son front et, tombant à ses pieds, il lui dit : « Bénis-moi Mère (Amma ). » Comme lui, elle tomba aussi à ses pieds en disant : « Toi, bénis-moi, seigneur (kurie ). » Les voilà toutes hors d'elles-mêmes. Elles disent au saint homme : «Père (Abba ), ne le prends pas comme une injure  : c'est vous qui êtes des idiotes (salai), car elle est pour moi et pour vous notre mère (Ammas ) - on appelle ainsi les guides spirituelles - et je prie pour être trouvé digne d'elle au jour du jugement. » A ces mots, elles tombèrent aux pieds du moine en avouant toutes sortes de choses : l'une l'avait arrosée avec l'eau de la vaisselle, l'autre l'avait bourrée de coups de poing, l'autre lui avait tuméfié le nez... Enfin elles avaient toutes bien des injures à confesser. Ayant prié pour elles, il s'en alla.
Quelques jours après, ne pouvant supporter l'estime et l'admiration de ses soeurs, accablée par leurs excuses, elle sortit du monastère. Où elle s'en alla, où elle s'enterra, comment elle finit, personne ne l'a su. Michel de Certeau, La Fable mystique Gallimard, 1982, p.49-51 
   document 2 : 

L'informe à l'ñuvre (extrait de Métamorphoses de l'expérience mystique)
Muriel Pic, Critique n° 670

Brûlures est donc un texte composé à la fois d'une narration que l'ironie place habilement en miroir des « stéréotypes » du discours religieux - l'expérience mystique, la prière, la sentence - et d'une écriture poétique qui travaille l'éclosion des mots en images. Or, c'est grâce au récit que la poésie peut affirmer sa dissidence et son exil de toute autorité, car il a pour rôle de » tenir ce qui échappe au texte », de « prendre en charge le référentiel dont l'écriture se sait privée  ». Dès lors les mots n'en finiront plus de « partir sans cesse », et ni Dolores ni Prato n'interpréteront tous les hasards du récit que nous sommes conviés à interpréter, en opérant des substitutions et des glissements de sens. Dans la coïncidence entre les signifiants comme dans la plasticité des images, Prato nous invite à extrapoler la signification de la brûlure, à multiplier les interprétations de l'image du papillon, à constater des décalages entre les contenus représentatifs (la mer) et les affects (la joie de Dolores). Les conversions brutales du sens figuré au sens propre achèvent de transformer les lecteurs en ces beaux papillons à attraper. Or, à force de traiter les choses concrètes de l'expérience de Dolores comme si elles étaient abstraites, de prendre les choses pour des mots, le récit de Prato ne devient-il pas « discours schizophrénique » ? :

Les mots sont condensés et transfèrent, sans reste, les uns aux autres, leurs investissements, par déplacement ; le processus peut aller si loin qu'un seul mot, apte à cela du fait de multiples relations, assume la fonction de toute une chaîne de pensée .
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C'est un récit-papillon qui opère ses métamorphoses grâce à l'écriture poétique et qui, dans la mesure où l'insecte figure notre condition, résume l'expérience (Erfahrung) qui nous est transmise malgré nous - expérience que nous commençons, achevons et recommençons tous par la force des choses, par la force des mots :

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Le récit est donc bien celui de l'expérience de Dolores Prato, mais également celui de l'expérience comme notion labile qui, en acquérant sa vocation poétique, épouse les mots en leurs multiples figurations de l'informe cicatrice. Marque indélébile et muette autant que trace lisible et en constante métamorphose, la brûlure devenue coeur et papillon découvre aux lecteurs des formes comme on en découvrait dans une page pliée, au début du siècle dernier, selon la méthode expérimentale d'Hermann Rorschach.
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