document 1 : 

Jose Lezama Lima / Sur Maria Zambrano

Maria nous est devenue si transparente 
que nous la voyons en même temps
en Suisse, à Rome ou à La Havane. 
Accompagnée d'Araceli, elle ne craint ni le feu ni le gel. 
Elle a ses chats frigides
et ses chats thermiques,
fantômes élastiques de Baudelaire
qui la regardent si lentement 
que Maria craintive commence à écrire.
Je l'ai entendue converser de Platon à Husserl
par des jours alternés et opposés par le sommet, 
puis finir en chantant une romance mexicaine. 
Les vaguelettes ioniques de la Méditerranée, 
les chats qui utilisaient le mot comme,
qui selon les Égyptiens unissait toutes les choses 
comme une métaphore immuable, 
lui parlaient à l'oreille
tandis qu'Araceli traçait un cercle magique 
avec douze chats zodiacaux, 
et chacun attendait son moment 
pour psalmodier Le livre des Morts. 
Maria est déjà pour moi 
comme une sibylle dont légèrement nous nous approchons, 
croyant entendre le centre de la terre
et le ciel de l'Empyrée, 
qui est au-delà du ciel visible. 
La vivre, l'entendre arriver comme un nuage, 
c'est comme boire un verre de vin 
et nous enfoncer en son limon. 
Elle peut encore prendre congé
dans les bras d'Araceli, 
mais toujours elle revient comme une lumière tremblante.

José Lezama Lima, La Havane, mars 1975

in PO&SIE n° 83, 1°trim.  1998
© PO&SIE, éditions Belin 

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document 2 : 
Discours de réception du prix Miguel de Cervantès, 1988

Majestés,

Pour sortir du labyrinthe de la perplexité et de l'étonnement, pour me faire visible et même reconnaissable, permettez qu'une fois de plus, je recoure à la parole lumineuse de l'offrande: « merci ».

Merci de m'avoir concédé, en cette date historique pour l'Espagne et cette université de Alcala de Henarès, l'occasion d'avoir été la première femme couronnée par le prix Cervantès. Merci aussi de me donner l'opportunité de partager la pénombre toujours fidèle d'un souvenir clair, ou du moins intimement vrai: le souvenir des espaces, puisque j'ai tous du mal à les oublier; et le souvenir des mots, puisque eux non plus je ne veux pas les renier.

Par amour de ces souvenirs et en l'honneur de votre généreuse compagnie, daignez me suivre dans cette belle ville du Mexique, Morelia, dont je n'ai pas cherché le chemin puisque c'est lui qui m'a conduit jusqu'à elle, comme ce fut le cas pour tant d'autres espagnols qui venaient d'arriver en exil. Je me trouvais là, précisément au moment où Madrid - mon Madrid - tombait sous les cris barbares de la victoire... Je fus alors soustraite à la violence en trouvant refuge dans un haut lieu de notre langue, le Collège Saint Nicolas de Hidalgo, entourée de jeunes et patients élèves. Et étrangère depuis toujours aux discours - de quoi ai-je pu leur parler en ce jour, à mes élèves de Morelia? Sans aucun doute de la naissance de l'idée de liberté en Grèce...

C'était une façon naturelle de me souvenir de l'Espagne et de son échec mélancolique déjà, résigné et plein d'espoir. C'était une façon de se situer dans la fraternité d'une culture qui annonçait l'Espagne de l'échec: la plus noble peut-être, la plus intègre. Celle qui devait nécessairement échouer parce qu'elle était allée au-delà de son époque, au-delà des temps. En effet l'histoire possède un rythme inexorable qui condamne à l'échec tout ce qui la devance ou la déborde. Elle échoua en raison de sa noblesse même et de son insubordonnable intégrité; également parce que dans l'échec apparaît la plus haute mesure de l'homme, ce qui dans l'homme échappe à tout mécanisme, à toute fatalité et que rien ne peut lui ôter. Ce qui reste dans l'échec est quelque chose que rien ni personne ne peut nous arracher, Et ce genre d'échec était alors et continue d'être encore la garantie d'une renaissance plus complète. Celle qui advient à chaque fois qu'un homme intègre recommence à sortir de chez lui, à l'aube, et se met en chemin.
« Ce devait être l'aube », dit Cervantès au moment où Don Quichotte sortait dans la campagne. « Ce devait », dit-il, avec cette incertitude propre à l'aube, l'aube qui lorsqu'on la regarde et la suit est un « se faire jour ». Non pas un état de la lumière, une heure fixe du jour, comme le sont les autres heures de la journée ou même celles du crépuscule quand il est long. Les heures, quand elles viennent de l'aube, ne cessent de gagner du temps. L'aube, on dirait qu'elle n'a pas de temps; que c'est de l'ordre de son « se faire jour » de ne pas en porter, de ne pas le gaspiller ni le consumer; que c'est son apparition, qu'en ce qui concerne le temps elle ne peut mieux se donner qu'ainsi, en une espèce de labilité comme l'eau sur le point de se répandre. Comme si l'océan du temps et de la lumière - de la lumière-temps - se montrait de part en part sur le point de déborder et de se retirer. Voilà pourquoi, aussi claire soit elle, l'aube est toujours indécise.
L'aube donne la certitude du temps et de la lumière, et l'incertitude quant à ce que la lumière et le temps vont apporter. C'est la représentation la plus adéquate que l'homme puisse avoir de sa propre vie, de son être dans la vie, puisque l'être de l'homme aussi toujours se fait jour. Devant l'aube, l'homme se rencontre lui-même et face à soi, il découvre cette façon qu'il a de se déborder lui-même et de s'occulter, dans cette indécise liberté à demi rêvée. Et devant l'aube, la sienne, celle du jour, il s'éveille, s'en allant à sa rencontre. C'est sa primaire, sa première et transcendantale action.
Don Quichotte se met en chemin à l'heure de l'aube. Il ne pourrait en aller autrement pour ce personnage qui souffre de manière exemplaire le rêve de la liberté, ce rêve qui, en une certaine heure si incertaine, se déchaîne dans l'homme.

Tout le Quichotte est une révélation humaine, mais non pas trop humaine, en ceci que le roman et le protagoniste coïncident au lieu et au moment de l'aube; de l'aube permanente que n'a pas encore dépassée le roman de la liberté humaine. L'aube audevant de laquelle l'homme parfois se fatigue d'aller.

Et le plus révélateur, peut-être, de ce livre révélateur, ce seraient ces mots si simples et si purs qui énoncent l'heure de la sortie de Don Quichotte. Ils se détachent du reste du livre comme s'ils étaient des paroles sacrées, quand, selon toute apparence, ils déclarent quelque chose qui n'a pas une importance majeure: l'heure à laquelle Don Quichotte sort dans la campagne. Mais ceci est une chose essentielle, comme l'est aussi le fait que Don Quichotte sorte dans la campagne et non qu'il se mette en chemin ou se dispose à le faire. Ces mots, comme toute parole qui, d'une manière ou d'une autre, est sacrée, manifestent l'unité, sont l'unité. Ils la font et l'actualisent, la créent, bien qu'à l'évidence ils ne puissent le faire à eux seuls. Puisque tout le Quichotte apparaît avec eux. Tout le Quichotte est en eux. Et il suffit de se les rappeler pour que le livre se présente en entier. L'unité qui réside en eux lui est propre; on dirait qu'ils se sont individualisés. Ils actualisent le personnage et son action, tout le livre, chiffre de l'unité de la multiplicité des divers plans du roman, de la réalité et de l'être, de la vie et de l'histoire qui, dans le Quichotte, peut-être comme en aucun autre livre, se déploient.

Une telle unité transcende le roman lui-même et fait de son temps un temps successif, le temps du processus de la liberté, un temps unitaire , elle le porte vers un instant un et unique, celui dont il est parti et où il retourne en un cercle qui n'est pas celui de l'éternel retour. C'est le cercle de l'accomplissement total d'une vie personnelle dans laquelle la vocation a achevé de se libérer de tout désir romanesque. Le roman de la liberté a été vaincu par la vocation d'un « plus » qui se cache derrière la liberté et qui, depuis elle, appelle. Ce « quelque chose » qui fait aller à la rencontre de l'aube.

Et quand ce genre d'unité apparaît, le roman entre dans le royaume de la poésie. Il est un poème. Poème du roman consommé, parce que tout ce qui est création humaine entre dans la poésie quand elle atteint son but. Ce qui veut seulement dire que le rêve originaire du commencement est entré dans l'ordre de la création, dans le renaître de l'intégrité maximale.

Cervantès était ainsi, un homme intègre: il était né amoureux. C'est pourquoi il allait en cachette, sans errer. Un jour pourtant il se mit à errer, par insistance; enfin, en homme intègre. Il l'avait toujours été: homme, viril et même un peu volage, papillonnant. Par insistance au sujet non pas d'une image - ce qui aurait été courir le risque majeur - quasiment au seuil de la vieillesse - de se laisser ensorceler - mais d'une réalité tangible, quelque chose qui entra comme la réalité elle-même dans son monde de rêves où la réalité la plus réelle s'enfonçait comme dans un nid. C'est ainsi qu'il rencontre l'identité de la personne aimée. Et cette femme, Aldonza, avait plus de réalité que toutes celles qu'il avait vues ou entrevues: elle était farouche, irréductible, indépendante; jamais elle ne s'absentait; on aurait dit qu'elle était privée de cette dimension pourtant si commune aux êtres et aux choses qu'est l'absence.

Il ne pouvait pas même songer à la faire sienne; elle était quelque chose d'inconnu qu'il ne savait comment prendre; aucune femme ne l'avait tiré de sa distraction, de la profonde méditation où il était plongé; aucune ne lui avait donné cette brusque secousse par laquelle le somnambule est réveillé de sa demi-veille. Ce qui conduit à cet instant rompt le rêve; et même si c'est une ombre, le bruissement de l'aile d'une mouche, c'est tout à fait réel.

Cette femme, Aldonza, n'avait rien d'une ombre ou d'une aile; son rire, rien d'un bruissement; tout était précis, elle était là, elle était toujours là; davantage qu'elle n'existait elle était présente et il n'y avait pas moyen de s'accoutumer à cette présence. Ni le regard, ni la distraction, ni même l'inévitable intimité ne parvenaient à apprivoiser le fait de sa présence; il n'y avait pas en elle cette docilité de toutes les autres présences; même celles des rochers et des murs qui finissent par s'amenuiser lorsqu'ils sont regardés longuement et qu'on les a touchés. Car il arrive, sans que nous nous en rendions bien compte, qu'à force de voir et de toucher les corps, on les use et les abîme jusqu'à les idéaliser un peu; l'usage des sens produit une sorte de dématérialisation des réalités corporelles. Avec Aldonza, cela ne se passait pas ainsi; elle était toujours là, brutalement là et voilà tout, comme un fait irréductible puisque jamais elle ne se dépouillait de rien; un fauve sans antre. Une réalité sans ce creux d'où tout le réel paraît surgir.

Cervantès commit l'erreur d'insister: jamais il ne s'était heurté ainsi de front à un fait. Et ce fait était une femme; ce fut quelque chose d'horrible. Habitué comme il l'était à tout montrer en poussant chaque fait jusqu'aux confins de l'horizon invisible, finissant par l'enfoncer en lui, il ne pouvait se résigner; et il ne savait ni comment le prendre ni quoi faire. Celui-ci lui résistait totalement et fut pour lui comme le foyer d'un démenti, comme la preuve de la non-existence... De quoi ? De ce qui lui importait le plus...

C'était le déni de cet horizon vers lequel tout convergeait, qui le soutenait, qui lui permettait de se mouvoir et qui mettait en mouvement son coeur et le faisait s'écouler jusqu'à déborder. C'était la négation qui le confirmait, qui le contenait. Et aussitôt il commença à se rendre compte que la réalité celle de sa propre vie elle aussi lui résistait tout comme sa propre oeuvre. Non pas que ses oeuvres fussent comme cette femme, Aldonza, mais quelque chose en elles étaient de la nature du fait, du simple fait; elles n'avaient pas grandi, elles n'avaient pas transformé sa prison, elles ne s'étaient pas haussées jusqu'aux étoiles en l'emportant avec elles. En vérité, elles ne l'avaient porté nulle part.

C'est ainsi qu'il en vint à se trouver de toutes parts entouré par des faits. Lui était offerte la vision de sa propre vie, et il sentit toute sa dégradation à la voir ainsi composée de faits ; sa vie dégradée en une série de faits, prouesses comprises. Il avait traversé sa vie, suspendu au-dessus d'elle, et à présent quelque chose lui apparaissait de pire que le vide lui-même: le désert des faits. Et il défaillit en sentant qu'il lui fallait les raconter sans en oublier aucun, qu'il lui fallait tous les passer en revue ; qu'il lui fallait les faire défiler parce que le calice était plus loin.

Plus loin et plus profond, là, dans son c–ur, c'est là qu'était le calice : un espace sacré, une paole répandue face à l'échec. Et il lui fallut boire l'amertume de son échec, tout seul, seul, vraiment, comme jamais il ne l'avait été. Le calice, seul, au lieu de cette rencontre unique avec un être unique, une femme dont il n'avait même pas osé rêver pour ne pas envahir avec son rêve sa vérité entière ; cette vérité qui lui était promise.
Alors il finit par se sentir libre, libre de son amour, et enfin, il entrevit. Du visible et du reconnaissable put jaillir le détachement. Et celui-ci fut vraiment un détachement. Il sentit que son coeur se détachait, qu'il ne lui restait plus que ses entrailles comme un être qui n'a jamais vécu. De loin, d'au-delà du visible, arriva jusqu'à lui une image blanche.

À la faveur de cette blancheur, permettez moi une digression pour me souvenir d'une autre image d'Espagne: l'image blanche que nous a donnée Zurbaran, dans laquelle la blancheur se superpose à tout, à la création comme à l'échec et nous apporte la quiétude. C'est la blancheur, celle que, comme ça, pour rien, Zurbaran nous offre, la blancheur à l'état naissant. Entre les ténèbres et le brun de la pauvreté naît quelque chose de blanc, un ample habit monastique de cet ordre singulier et énigmatique, l'ordre de la Merci, libérateur de captifs, ou un vulgaire morceau de tissu, ou rien, du néant, et elle seule - la blancheur - en son être abyssal. Elle nait comme une créature venue « du fond des âges », ombre de l'Agneau, parole illimitée qui se répand et s'enfonce, blanc sang du sacrifice, netteté de la flamme de l'échec, bêlement, larmes, souffle qui se diffuse.

L'image qui parvint jusqu'à Cervantès paraissait elle aussi la blancheur, la lumière elle-même blanchie pour se faire visible, une condensation de lumière qui prit le visage d'une femme: son coeur sortit au devant d'elle pour la recevoir et il fut sur le point de s'en aller pour toujours. Mais c'est le contraire qui se produisit; il regagna sa poitrine, réintégra son office de médiateur avec les entrailles qui, l'espace d'un instant, avaient été abandonnées. Et alors il se mit à renaître, déjà fait homme car l'image laissa derrière elle un vide; l'horizon invisible demeura flottant en lui, sans l'appeler et, au-delà, travaillant à l'ouvrir. En même temps il s'enfonçait dans le fond de son coeur.
Dans cet horizon révélé de nouveau les faits commencèrent à se produire ; mais comme désormais il était libre, il pouvait les transformer, non pas à sa guise mais selon la loi de ses entrailles qui, libérées en même temps, demandaient à rire et à pleurer. Et tout ce qui en lui était endormi s'éveilla, commença à vivre selon sa loi. Il ne lui était plus nécessaire de s'oublier ni de renier ses ceuvres déjà écrites, elles étaient ses filles qui s'ébattaient un peu plus loin et à présent elles le réjouissaient ; tout désormais lui servait, jusqu'à Aldonza la réelle, et toutes ces femmes, ses soeurs, qui lui avaient servi de bonnes et d'autre chose. Et une étrange compassion se répandit sur elles toutes et sur lui-même.

Il commença à percevoir un mouvement qui lui avait jusqu'ici été caché puisqu'il l'avait tenu enveloppé; et maintenant, fixement, il le suivait et pouvait le mesurer; il se fit immédiatement mathématicien, de cette mathématique totale qu'est la musique, la musique des faits qui se transforment en événements vivants, la musique des nombres qui meuvent la pensée, comme venus des étoiles. Les lois du ciel entraient alors en vigueur pour lui, elles conduisaient son histoire qu'il commença aussitôt à écrire. Il l'écrivit en un clin d'oeil comme si elle s'écrivait toute seule. Il était en train de vivre la plus belle histoire d'amour qu'un homme ait jamais vécue. Le coeur retourné à sa place se détachait maintes et maintes fois lorsqu'il entrevoyait cette forme blanche qui parfois prenait la forme du visage d'une femme. Il crut qu'elle allait tomber morte dans ses bras ; qu'il allait l'embrasser dans un silence définitif Mais elle était née suspendue au-dessus de la vie et de la mort; la créer morte fut un mirage de son coeur d'homme  et ceci encore lui fut refusé ;  elle ne tomberait jamais dans ses bras, même morte,
Elle n'était pas à lui, ni à personne. Mais lui, si, il lui faudrait passer un moment uni à elle pour traverser le ciel étrange où elle respirait et qui, il le savait bien, n'était pas non plus le sien. Il n'était pas le ciel ultime, mais ce ciel inatteignable qui se voit depuis la terre, mirage sans leurre du paradis; le ciel inexistant. Il vainquit la tentation de l'ensevelir, d'emporter, comme d'autres fins amants le firent, le ciel enseveli dans son âme fatalement endurcie.

L'amour et la mort apparaissent toujours unis, et pour ceux qui ne parviennent pas à les dissocier - l'amour ou la mort -, la devise est « l'amour ou la mort ». Et finalement on obtient l'amour; l'amour inexistant; l'inexistence de l'aimé, et de l'amour lui-même - libre de mort. Et c'est ce qui se produisit pour Cervantès. Alors qu'il était sur le point de mourir sans amour, l'image finit par lui apparaître, la vraie image de l'amour dans son inexistence.

De la même façon Le Cantique spirituel de Saint Jean de la Croix est le chant à l'absence de l'aimé. Ce qui s'explique ici par le fait que l'aimé n'est pas visible. Mais dans la poésie de ce temps, et également dans la poésie qui précède, on voit constamment ce motif de l'absence et de la poursuite continuelle des traces de l'aimé. La nature entière se transforme: les rivières, les arbres, les prés et jusqu'à la lumière elle-même conservant les traces de la présence de l'aimé, toujours s'esquivant et inatteignable.

Cervantès connut, certes, l'inexistence de l'amour: l'inexistence de l'amour sous la forme d'une femme inexistante. Elle ne pouvait être sa femme, ni la sienne ni celle de personne , elle n'avait qu'à apparaître, qu'à se montrer, qu'à atteindre l'inexistence de l'art, ce lieu où l'on est révélé sans être possédé dans une imitation humaine de la communion. L'homme ne peut révéler la vérité pure que dans son inexistence et dans une espèce de renoncement à exister lui aussi. Et à cela, Cervantès était habitué. Avait-il lui-même existé ? Il avait vécu et il n'avait pas vécu du tout , ou peut-être si, peut-être avait-il vécu de la manière la plus pure, s'efforçant par tous les moyens de ne pas entrer totalement dans la mort avant d'être né : Je suis né, Sancho, pour vivre en mourant. Et la mort, dans ce cas, attend.

La mort attend et se retire devant ceux qui véritablement veulent naître tout à fait, prêts à tout pour cela. Et elle leur donne à souffrir l'inexistence : la double inexistence de l'aimé et de celui qui aime. « La vérité ou la vie », dit-elle. Elle ne laisse pas la vie à ceux qui choisissent la vérité mais elle leur laisse le temps.

Cervantès avait déjà vécu assez ou, plutôt, il n'avait pu vivre entièrement à aucun moment puisqu'un tel instant lui avait été refusé: celui de la vérité et de la vie, la vraie vie. Du temps lui fut donné, un temps unique; un instant, celui de l'événement qui aurait pu s'appeler « le détachement » ; il dura aussi longtemps qu'il fallait pour qu'il puisse le laisser pour toujours; pour que cet instant aussi douloureux et actif que le feu, que l'épée, ne reste pas caché; pour qu'il s'ouvre et que hors de lui s'éparpillent les mille grains de son histoire.

Une histoire étrange, à la fois double et unique: celle des faits qui se transforment en événements et l'histoire non écrite de l'inexistence de la vérité. Ou autant dire: la véritable histoire de la vérité. Son coeur jeûna sans effort. Il écrivait à l'aube, avec cette lumière qui précède celle du soleil, avec son silence. Il ne revint jamais sur ce qu'il avait écrit. Il n'eut rien à corriger. Sauf une phrase dans laquelle il mentionnait un village dans la Mancha -résumé de l'Espagne ou du monde entier- dont il ne voulait pas se rappeler le nom. Un point obscur, un oubli rancunier qui dérionçait le fait, sous son propre poids, qu'il était encore en train d'habiter la terre.

Forte de cet oubli, je n'ai pas voulu pour ma part oublier cette ville belle et lointaine: Morelia. Pour ne pas renier ce qui a été l'effort de toute une vie. Pour me souvenir, avec cette parole en blanc chez Cervantès, des présents et des absents, de ceux qui connurent l'échec et persévérèrent dans l'erreur.

Et souhaitons qu'en cette même heure, qui pourrait bien être celle de l'aube, quelqu'un continue de parier - ici ou là, n'importe où - de la naissance de l'idée de liberté.
Pendant ce temps, et une fois prononcée la parole de l'offrande - merci - je vais essayer de continuer à chercher la parole perdue, la parole unique, secret de l'amour divino-humain. La parole peut-être signalée par ces autres mots privilégiés, à peine audibles, presque un murmure de colombe:

Vous direz que je me suis perdue, 
qu'amoureuse, je suis allée
me perdre et que j'ai été gagnée.

Maria ZAMBRANO

(Traduit de l'espagnol par Jean-Maurice Teurlay et Jean-Marc Sourdillon.)

avec l'aimable autorisation de la revue Conférence (n° 14, printemps 2002)
   http://www.revue-conference.com/

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document 3 : 

Ce qui arriva à Maria Zambrano.

Il conviendrait sans doute de remarquer que l'appel à la pensée se fit entendre dans l'étrange entre-deux qui s'insère parfois dans le temps historique [ ... ]. Dans l'histoire, ces intervalles ont montré plus d'une fois qu'ils peuvent receler le moment de vérité.
Hannah Arendt.

Pourtant le feu et la fermeté de sa langue tranchaient comme du métal sur son thème subtil et flottant.
Robert Musil.


En 1988, Maria Zambrano reçut des mains du roi d'Espagne le prix Cervantès pour l'ensemble de son oeuvre. C'était l'heure de la reconnaissance: comme elle le dit elle-même, le moment de se faire «  visible » et d'offrir à tous, « en tremblant », une pensée exigeante, plus secrète qu'hermétique, une pensée à la fois haute, rare et généreuse, élaborée  progressivement dans le sillage d'un grand maître, Ortega y Gasset, et à l'épreuve d'une vie dont les conditions furent souvent difficiles.

Née en 1904 en Andalousie, Maria Zambrano apprend puis enseigne la philosophie à l'Université de Madrid. Elle s'engage activement dans le combat politique pour renverser la monarchie d'abord et pour soutenir la république ensuite pendant la guerre civile. C'est pourquoi elle est contrainte à l'exil en 1939 et franchit la frontière française en compagnie du poète Antonio Machado derrière un homme qui, raconte-t-elle, portait un agneau sur ses épaules. Après une halte à Paris où elle laisse sa mère et sa s–ur, elle s'embarque avec son mari pour le Mexique où elle enseigne quelques années ainsi qu'à Cuba et à Porto Rico. Ces deux îles seront son refuge secret, le lieu à la fois intérieur et réel où elle se rebâtira. À partir de 1953, séparée de son mari, elle regagne l'Europe et partage désormais l'existence de sa s–ur, Araceli, qui souffre de graves troubles psychologiques depuis la guerre. Elles vivent d'abord à Rome mais elles en sont expulsées en 1964 sur la dénonciation d'un voisin, ancien militant fasciste, qui se plaint des nuisances occasionnées par les nombreux chats auxquels les deux s–urs offrent asile. Elles déménagent alors en France dans le Jura, à La Pièce. Araceli meurt en 1972. Maria Zambrano s'installe à Ferney-Voltaire puis à Genève à cause de sa santé devenue précaire. Ce n'est qu'en 1984, après quarante cinq ans d'exil, qu'elle retourne en Espagne, à Madrid, où elle meurt en 1991.

Cette vie, quand on en lit l'histoire ou qu'on la redécouvre, de l'intérieur, dans les livres, on a l'impression qu'elle s'éclaire à mesure qu'elle s'appauvrit. Rien ne l'épargne: l'exil, la séparation, le deuil, la maladie ou simplement l'âge et son cortège de tracas, et pourtant elle s'élève, elle ne cesse de s'élever vers plus de transparence et de lumière, elle devient plus limpide à mesure, comme si l'expérience était filtrée par une pensée rigoureuse, formée à l'école de la philosophie, qui n'en retient que ce qui nourrit « les racines de l'espérance » et propage une sorte particulière de paix fortement communicative.

D'une certaine façon, l'accomplissement des dernières années donne raison à la position intérieure qu'elle a maintenue contre vents et marées tout au long de ses années d'exil: ce refus de se laisser aller à  l'amertume de l'échec, dont l'autre face est l'affirmation douce et parfois dure d'une espérance.

Seulement cinq de ses livres ont été traduits en français, mais ce sont des livres importants: deux essais de la dernière période, où la philosophe rassemble dans quelques fragments particulièrement intenses l'essentiel de sa pensée: Les clairières du bois, De l'aurore, tous deux traduits par Marie Laffranque; son autobiographie, rédigée dans les années cinquante (Délire et Destin) et enfin un recueil d'articles, Sentiers, publiés pendant la guerre civile ou juste après, et dont les thèmes, tous reliés d'une manière ou d'une autre au conflit, sont pourtant très divers: Sénèque, Saint Jean de la Croix, les intellectuels dans le drame de l'Espagne... Le volume contient également son unique pièce de théâtre: La tombe d'Antigone. Ces deux livres ont été traduits par Nelly Lhermillier.

Lire un texte de Maria Zambrano, c'est accepter à la fois de suivre un raisonnement, une logique, mais aussi, à certains moments, de se laisser porter dans les marges de l'activité rationnelle, là où seule la sensibilité opère. Sa pensée, en effet, comme son écriture, se situe au confluent de deux traditions différentes: la philosophie, dont elle vient, et la poésie, où elle va. Le travail de l'écrivain s'élabore sur la ligne de crête entre ces deux versants, dans les confins de l'un et l'autre domaine de connaissance. Ses maîtres ont été des philosophes, ses compagnons de route, pour la plupart, des poètes: Machado, pendant l'enfance, puis les poètes de la génération de 27 (Bergamin, Lorca, Salinas, Cernuda ... ) ; en Amérique centrale, elle rencontre notamment Octavio Paz et son grand ami, le poète cubain Lezema Lima; enfin, dans les dernières années, elle vit dans un étroit compagnonnage de pensée avec Jose Angel Valente surtout, qui contribue à la faire reconnaître en Espagne. Pour ce qui est de la philosophie, l'essentiel est de noter qu'elle fut l'élève d'Ortega y Gasset qui la remarqua et fit tout ce qui était en son pouvoir pour favoriser sa carrière. Elle entama une thèse sur Spinoza qu'elle laissa en chantier; elle a écrit sur Sénèque, Nietzsche, Saint  Augustin, la pensée présocratique, Descartes et Husserl. Si son travail s'inscrit explicitement par ses références dans la tradition philosophique, les oeuvres qui souterrainement le nourrissent et même parfois le conduisent sont celles de Dante et surtout de saint Jean de la Croix, sur lequel elle a écrit un essai lumineux (De la nuit obscure à la plus claire mystique) et dont elle se rapproche de plus en plus vers la fin de sa vie au point  que ses derniers livres peuvent apparaître comme une sorte de commentaire ou de célébration sans fin du Cantique spirituel. Ainsi cette oeuvre, un peu comme celle de Simone Weil qu'elle admirait, commencée dans le strict respect de la discipline philosophique et le souci du politique, s'en écarte progressivement par son voisinage avec la poésie, ses emprunts aux autres modes de pensée notamment mythologiques et religieux, et finit par rejoindre la mystique qu'elle n'avait jamais perdue de vue.

Le titre d'un de ses tout premiers essais peut servir, sinon à résumer, du moins à indiquer le mouvement, l'orientation de la pensée de Maria Zambrano - sorte de flèche indicatrice d'un sens: Hacia un saber sobre el alma (en vue d'un savoir sur l'âme). Toute son entreprise consiste à dégager par la pensée ce qu'elle appelle «  la raison poétique » et qu'elle définit ainsi: «  une visbilité nouvelle, lieu indistinct de connaissance et de vie, tel semble être l'aimant qui a orienté tout ce par cours comme l'eût fait une méthode de pensée ». Ce que ses livres, l'un après l'autre, d'une manière de plus en plus précise mais aussi, par conséquent, de plus en plus originale et donc peut-être plus déconcertante, proposent au lecteur, c'est une sorte de guide (référence au Guide des égarés de Maïmonide, à Miguel de Molinos), ou plutôt, comme elle le dit, une méthode (c'est cette fois la référence à Descartes qui s'impose) mais une méthode paradoxale puisqu'elle repose essentiellement sur la discontinuité, une sorte de solfège de la vie poétique présentée sous la forme de fragments, de « notes» qu'il faudrait presque entendre au sens musical du terme: « Son secret est le diapason de l'imperceptible flux musical qui parcourt l'intérieur du temps vivant ». Ce travail de toute une vie ressemble à une sorte de marche le long de « chemins reçus » - traditions, modes d'existence perdus ou oubliés, puis retrouvés et à nouveau frayés par le moyen de la pensée et de l'écriture. Des sortes de pauses s'ouvrent sur ce chemin, autant de « clairières » dans le temps humain, où une sorte d'appel se fait entendre, l'appel de la vérité, auquel les moyens ordinaires de la connaissance rationnelle qui visent à thématiser, à coloniser ou accaparer ne permettent pas de répondre. Aussi sa démarche ne conduit pas, écrit-elle, « à l'interrogation classique qui ouvre la philosophie sur « l'être des choses » ou simplement sur « l'être « , mais fait irrémédiablement jaillir de cette blessure ouverte vers le dedans, vers l'être même, non une question mais une clameur éveillée par cette chose invisible qui ne passe qu'en frôlant: Où t'es-tu caché ?» La rencontre avec la mystique n'a donc rien de gratuit ou de facile, elle est l'aboutissement  « logique » d'une pensée rigoureuse qui se prolonge en élan d'amour et s'inscrit parfaitement dans l'une des voies de la tradition littéraire espagnole dont la poésie est l'un des modes d'expression « naturels »..

Or ce que veut le mystique, ce n'est pas connaître, c'est être. C est pourquoi la méthode que préconise Maria Zambrano, qui est une méthode de la vie intérieure ou, comme elle le dit elle-même, «  une méthode de la vie poétique », enseigne surtout à naître ou à achever en soi le travail de la naissance, en déjouant les pièges et les tentations du romanesque. « Et maintenant, n'ayant pu mourir, elle sentait qu'elle devait naître par elle-même. » Cette découverte que fait un jour Maria Zambrano au seuil de son existence, c'est aussi sans doute ce qui, selon elle, est arrivé à Cervantès.
Lorsqu'en 1988, Maria Zambrano reçoit le prix Cervantès, elle est déjà âgée, peu connue du public, et sa santé est devenue très fragile. Elle vit une sorte de période de rémission, puisque peu avant son retour en Espagne, alors qu'elle était tombée gravement malade, ses médecins avaient estimé qu'elle ne survivrait pas. Sa vue, en outre, s'est considérablement affaiblie, comme si elle ne pouvait plus distinguer du monde que sa lumière. Le passage d'une lettre adressée à son ami Edison Simons permet de bien comprendre l'état intérieur dans lequel elle se trouve à ce moment:  Je suis incapable de tout ou de presque tout. Il me faut m'enfoncer dans quelque secrète fontaine d'eau pure et vivifiante, dans le silence, avec la pensée, ça oui, des amis que j'aime profondément. Je ne me sens pas seule, Edi, nous ne sommes pas seuls. » Si bien que lorsqu'elle apprend que le prix Cervantès lui est décerné, elle s'inquiète: tout ce monde, ce bruit autour d'elle, les journalistes, les visites officielles. Elle se sent dans l'incapacité physique et psychologique d'y répondre, comme elle se sent d'ailleurs incapable de rédiger le discours de remerciement. Trop faible pour assister à la cérémonie, elle se fait représenter par son neveu qui lit le discours à sa place et elle se voit dans l'obligation de contraindre le roi Juan Carlos et son épouse à venir lui rendre visite l'après-midi dans son appartement de Madrid: Diogène malgré elle, mais en cela fidèle à sa conception de l'écriture: « Les grandes vérités ne se disent pas d'habitude en parlant» ;  « écrire, c'est défendre la solitude dans laquelle on se trouve, c'est un acte qui ne jaillit que d'un isolement effectif, mais d'un isolement communicable». Un geste de partage, par conséquent, mais anti-médiatique par essence. Cette position d'énonciation, qui est par force la sienne, elle l'évoque dans les vers de saint Jean de la Croix par lesquels elle termine son allocution et lui donne alors son sens.

Elle a eu toutes les peines du monde à composer ce discours et il lui a fallu l'aide de ses amis pour rassembler quelques fragments et les associer à un texte ancien - il date de 1955 - intitulé «  Ce qui est arrivé à Cervantès », rédigé peu ou prou en même temps que son autobiographie, Délire et destin, et dans lequel Maria Zambrano fait apparaître en transparence derrière la figure du grand écrivain. espagnol sa propre démarche et son itinéraire.

Trois époques de sa vie en fait se recouvrent dans ce discours: le temps de la maturité où l'essai sur Cervantès a été rédigé (c'est aussi le temps du retour sur soi dans l'exercice de la confession) ; le temps de l'accomplissement où le discours est prononcé: c'est à la fois de temps du retour en Espagne et du retour de l'Espagne, de la consécration de l'auteur et de la restauration de la démocratie dans son pays; et enfin, évoqué au début, le temps de la jeunesse qui est le temps du « fracaso », autrement dit de l'échec: la défaite, l'exil, le deuil.

Il faudrait dire quelques mots de cette période de l'échec où pour Maria Zambrano une sorte de conversion s'opère, qu'elle relate à sa manière, sous la forme d'une parabole ou d'une nouvelle, dans la façon qu'elle a d'inventer à son tour l'aventure qui advînt à Cervantès lors qu'il écrivit le Quichotte. Réécrire le Quichotte est, on le sait, un point de passage obligé pour un philosophe espagnol: Unamuno et Ortega y ont sacrifié et même, à sa manière, toujours distanciée, Borges, qui était de culture hispanique, sinon philosophe ou espagnol lui-même. Mais cet exercice un peu formel, surtout dans le cadre officiel de la réception d'un grand prix littéraire, prend une toute autre dimension quand on le resitue dans le cadre biographique; et c'est ce que fait Maria Zambrano au début et à la fin de son discours quand elle nomme la petit ville mexicaine de Morelia, dans le Michoacan, où elle fut reléguée - exil dans son exil - sans doute par des collègues malveillants en 1939. Elle a raconté son arrivée au Mexique dans Délire et Destin: «  C'était comme se sentir à nouveau sur le point de naître à travers cette agonie inédite. » Elle a également confié à son ami et biographe Jésus Sanz quelle a été sa réaction lors de sa découverte de l'Université de Morelia : «  Une université qui avait, comme toute la ville, la couleur de Salamanque - dorée. D'immenses bougainvilliers s'y élevaient -Je n'en avais jamais vu d'aussi immenses. Je commençai à donner mes cours au milieu d'un silence Ź celui du petit indien, et je le dis avec beaucoup de tendresse - dans le silence du petit indien du Mexique. Et par leur façon de m'écouter, ils m'enveloppèrent. Leur silence fut pour moi comme de la dentelle, comme une de ces couvertures ou de ces mantilles qu'on pose sur les enfants qui tremblent. Parce que je tremblais; tout me faisait trembler et ils m'ôtèrent mon tremblement. » C'est alors que se produit pour Maria Zambrano ce que Jésus Sanz appelle « le  moment de l'eau » : tout ce qu'elle a pu accumuler de ressentiment dans la défaite, de ranc–ur ou de chagrin en voyant son rêve ou le rêve commun se briser, d'un coup se défait et se met à ruisseler comme la pluie, «  cette pluie angélique et si fine » qui, à Morelia, l'avertissait, elle et ses patients élèves, qu'il était quatre heures de l'après-midi, l'heure de la fin des cours. Ce fut, dit-elle, «  la révélation d'un logos indélébile et secret mystérieux et invisible propre aux lettres hispaniques, encore à accomplir, les parcourant toutes comme une incomparable musique qui se donne à entendre en de multiples points à la fois et fait comprendre qu'elle n'a pas encore fini de s'accomplir ». Morelia apparaît donc à Maria Zambrano, dans ce moment décisif de son existence, comme ce lieu à l'écart mais bien réel où se découvre pour elle à la fois dans les êtres, dans le monde et dans les livres une sorte de vérité non -dite où l'espérance s'appuie et qui empêche la désillusion, cette faiblesse de l'amour, de nous installer durablement dans l'amertume de l'échec. Ce que signifie par conséquent Morelia, par-delà la circonstance biographique, c'est la figure ou l'incarnation d'une raison de vivre en un lieu et une date définis. Plus exactement, c'est l'occasion pour l'écrivain naissant de découvrir par elle-même, à l'–uvre dans le monde et l'histoire, l'une des manifestations tangibles de cette raison qui innerve la vie - raison du vivre, tout ensemble vivante et vivifiante - et qu'elle est sur le point d'appeler la raison poétique.

avec l'aimable autorisation de la revue Conférence (n° 14, printemps 2002)

http://www.revue-conference.com/

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document 4 :
Maria Zambrano, un Évangile apocryphe

Il est rare de rencontrer en cette vie un guide spirituel, tel que le fut Miguel de Molinos pour Christine de Suède.

Mon seul maître en philosophie fut Jean Beaufret, et Maria Zambrano fut mon seul guide spirituel.

Avec un maître la relation est plus facile: tout survient à la lumière de la raison.

La relation avec le guide spirituel est la lévitation en compagnie, pour éviter les faux pas.

Jamais Socrate ne lévita; aussi un beau soir se trouva-t-il au lit avec un bel éphèbe Alcibiade.

L'héroïque néoplatonicien sir Phillip Sidney, qui offrit sa ration de soif à un soldat moribond sur un champ de bataille des Flandres, l'ami intime de Giordano Bruno, jeta sa cape devant Elizabeth pour que la dame ne se salît pas les pieds à la boue d'une mare: ce geste en l'honneur de la reine la plus vierge qui fut jamais est l'équivalent des lévitations sans contact qu'eurent ensemble Thérèse d'Avila et Jean de la Croix, soit en se regardant le bout du nez, soit en fermant totalement les yeux.

Au plus profond de la capsule qui enveloppe la pensée occidentale, de la Grèce jusqu'à nos jours, Zambrano se présente en tant que rencontre, irruption, signe sans interruption, comme l'avait été Angela de Foligno, la folle de Dieu, en Ombrie.

Signe sans interruption: c'était, selon les théologiens ou théophones du XIV° siècle (Gerson), la note MI redoublée. MI était Christ et MIMI était le Christ crucifié dont l'agonie doit durer jusqu'à la fin des temps.

Dans l'agonie de cet agon, ou jeu nuptial de la pensée, Zambrano inscrit une parole orante et orientée depuis la lointaine Perse, parole qui n'a jamais cédé face à la charge de la métaphysique occidentale. Partant d'une phénoménologie qui lui est propre et sans se laisser séduire par «les petites lâchetés en retard» eu égard au Ich, du grand Husserl, Zambrano montre comme jainomenon, signalé et seigneurial, le songe, dans le sens du Somnium Scipionis ou de l'Hypnerotomaquia Polyphili, qui se dégage du projet régnant pendant la veille («pour ceux qui sont éveillés, unique et commun est le cosmos tandis qu'entre ceux qui dorment chacun retourne au sien propre », Héraclite, Fragment 89), pour s'abîmer dans le destin singulier de chacun; le songe: comme si chaque homme était sa propre Delphes. Tout oracle émane des lèvres qui gardent l'arrière-goût de ce qu'il a ingéré pour survivre. Mais la vie toujours fut soumise à l'esclavage, de même qu'au survivre. Preuve par le tranchant, le roi du bois de Nemi, au bord du lac de Garde, dans le Milanais, qui survivait et mourait par la hache : arbre, enfin, comme tout homme, mais dont les racines sont ouraniennes, ouraganiennes.

Le sentir fondamental, celui qui est la clé de la différence subtile entre ser et estar, adhère à la résurrection, à la gloire de ce qui se lève, dresse, érige - visage, tétin, pénis - et, obligatoirement, doit passer par l'expérience cruciFICTIVE de la mort sans espérance, dans la parfaite déréliction, qui ne connaît proche ou prochain: père, mère, frères, enfants, amants, amis, époux, épouses, ancêtres ou postérité.
 

Dans la résurrection seulement existe la musique du désert, le plectre sacré dont la résonance doit nous combler sans la consolation de la présence, sans instants, sans avant ni après, sans moments, sans heures, sans passé, sans futur, sans temps, sans histoire, sans éternité. Dans le pur présent / présent pur, tous nous serons les notes d'une partition simultanée qu'exécute un amnésique qui a cessé d'être sujet ou excroissance ou dieu: dans l'absolue immédiateté : AH.

Le Christ était un cascadeur; il consentit à être sa propre parodie. Les Gnostiques le savaient. Valentin comme Basilide. Je pense qu'il en va de même pour Jacques Vaché, d'après ses Lettres de guerre.

Je ne supporte pas qu'on se prenne au sérieux quant à son propre salut ou à l'assurance de la vie éternelle. Il faut se perdre afin de se faire orphelin, sort d'Orphée, fondateur de l'Enfer; ou de Quetzalcoatl, en serpent changé sous le bec de l'aigle, fondateur d'une cité qu'il abandonna, Tula, pour traverser le ciel de Mexico et annoncer le Katùn.

La poésie sert-elle à quoi que ce soit? Je pense que non, vu  qu'elle ne se prononce pas sur le salut. Elle est un simple luxe de l'espèce humaine.

À chaque homme de partir, comme Philoctète prend congé de Lemnos, avec l'arc et les flèches d'Héraclès en ses mains indemnes, pour la conquête d'une ville qui était la clé d'un marché entre l'Orient et l'Hellade, comme est clé des deux océans le canal de Panama.

Zambrano est le Guadiana de la pensée, pareille à ce fleuve qui disparaît sous terre et conduit à la grotte de Montesinos, antre des Muses.
 

Edison Simons, Paris, octobre-décembre 1997.

in PO&SIE n° 83, 1°trim.  1998
© PO&SIE, éditions Belin 

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document 5 : 
Maria Zambrano, la philosophe

commentaire "Le Monde" le 19 Janvier 1990, cité par Alapage

   En 1929, dans une enquête sur les femmes et le roman, Virginia Woolf se demandait d'emblée pourquoi, avant le dix-huitième siècle, il n'avait pas existé une production continue de livres de femmes, et observait que, depuis, ces dames s'étaient rattrapées, donnant même des chefs-d'oeuvre dans le genre romanesque. Par ailleurs, étonnante essayiste et critique elle-même, la romancière d'Orlando ne doutait point que le jour où elles auraient ce qui leur avait été si longtemps refusé _ des loisirs, de l'argent et la fameuse chambre à soi, _ les femmes s'adonneraient aussi avec un égal bonheur à la critique, à la biographie et à l'histoire... Virginia Woolf éludait la philosophie.
    Et il est vrai que, en dehors de cette Melanippe, " la philosophe " dont Euripide rêva dans une de ses tragédies (1), les annales de la philosophie n'enregistrent, sauf erreur, que Simone Weil. Alors que l'Espagnole Maria Zambrano, dont Cioran, dans un " exercice d'admiration " inédit en français (2), a fait l'éloge précis et enthousiaste, reste jusqu'à présent inexplicablement ignorée en France. On veut espérer que les deux ouvrages récemment parus, et qui sont parmi les derniers qu'elle ait écrits, parviendront à combler cette lacune et à lui gagner enfin l'audience qu'elle mérite.
    Née en 1904 en Andalousie d'un couple de professeurs proches du mouvement socialiste ouvrier, Maria Zambrano commença à écrire en même temps qu'à penser. Au point d'avoir publié _ à dix ans, s'il vous plait ! _ un texte sur le sort de l'Europe, ce qui lui attira cette remarque comminatoire de son père : " Ici, il n'y a pas d'enfant prodige. "
    Plus tard, l'Ethique de Spinoza et la troisième Ennéade de Plotin seront à l'origine de sa vocation de philosophe. Elève d'Ortega y Gasset, qui n'allait pas tarder à l'accueillir dans sa célèbre Revista de Occidente, l'errance va conditionner la vie de la surdouée et la publication éparse de son oeuvre qui verra le jour ici et là, en Espagne avant la guerre civile, à Buenos-Aires ou à La Havane ensuite _ en particulier dans Sur, de Victoria Ocampo, et dans Origenes, que dirigeait Lezama Lima, ces deux revues-phares de la culture latino-américaine.
    Le rêveur primordial
    L'errance, au demeurant, est la manière qu'adopte, en refusant de s'enfermer dans un système _ car tout système porte en germe des réponses prévisibles, _ la pensée de Zambrano ; une pensée qui ne se développe que dans les interstices, dans les marges d'ombre du savoir, rendant, pour ainsi dire, inachevé ce qui semblait fini et, comme tel, niché une fois pour toutes dans le langage.
    Aussi, l'oeuvre de l'Espagnole, nourrie de Nietzsche et de Husserl, de Heidegger et de poètes comme Jean de la Croix, Hölderlin ou Antonio Machado _ précurseur avec Unamuno, selon elle, de l'auteur de l'Etre et le Temps,et qui n'est pas sans rappeler celle d'un Bachelard, plus que comme une continuation de la philosophie, s'offre en tant que plongée vers les origines, après avoir fait table rase de tout concept. Ce qu'elle vise, ce sont les entrailles mêmes de l'être, là où, tout au fond, l'homme n'a pas figure humaine _ là où l'imagination n'est plus une intruse, où elle participe à la discussion.
    Le rêveur, celui qui selon l'Ecclésiaste veut saisir l'ombre et poursuivre le vent, mais qui, selon Héraclite, travaille et collabore au devenir de l'univers, est sans doute le plus ancien des philosophes.
    En quelque sorte, Maria Zambrano s'est mise à la place de ce rêveur primordial tout habité par l'ensemble de perplexités que l'on ne nommait pas encore philosophie, déjà occupé à penser et à repenser l'énigme du temps qui passe et de l'identité qui demeure, de ce " moi " qui ne sait pas ce qu'il est, qui n'est, peut-être, que ce qu'il ignore.

    Dans son cas, la pensée est comme une eau qui coule et se faufile parmi des pans de ténèbre, à la recherche d'un lit où devenir ruisseau, fleuve, affluent. D'où ses dérivations, ses tâtonnements, ses hésitations soudaines entre l'essor et le piétinement, entre le départ et l'entrée : on est sur le seuil quasi mystique de la contemplation. D'où enfin, l'impression qu'elle donne de s'égarer _ " Il me manque un Allemand qui achèverait mes idées ", se serait écrié Valéry _ dans sa volonté obstinée de capter cet " instant qui réussit en s'en allant à ne pas être fugitif ", d'atteindre à cette clairière dont " quelque oiseau nous prévient, et [qui] nous invite à aller jusqu'au point que marquera sa voix ". On ne saurait douter qu'elle y parvienne.

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document 6 : 
Maria Zambrano, entre délire et destin

Dans cette autobiographie écrite à La Havane au début des années 50, et à la troisième personne, Maria Zambrano relate avec une force verbale déroutante l'itinéraire d'une jeune femme engagée dans une Espagne épuisée par la dictature et l'autoritarisme. Cette –uvre littéraire ne paraîtra en Espagne qu'en 1989, cinq années après le retour de Maria Zambrano dans son pays natal. Un retour qui succéda à 45 années d'exil, qu'elle passa entre la France, l'Italie, La Havane et Porto Rico.  

A travers les 316 pages qui constituent son récit, et dès les premières lignes, la pensée philosophique est nettement ancrée dans chaque mot et chaque tournure de phrase. Un torrent de mots qui se suc-cèdent, et dont la naissance de chacun est intimement liée à l'évocation du précédent. On acquiert l'impression, au fur et à mesure, que le livre a été écrit sans discontinuité, sans interruption, avec une avidité et une soif de dire les choses, très singulières. L'auteur se posera une multitude de questions sur la mort, la vie, l'existence, Dieu, le devoir, l'engagement et autres. Elle exposera ses définitions à elle, selon ses propres convictions toujours à caractère philosophique. L'on peut mourir de bien des façons, dira-t-elle. «Dans certaines maladies, dans la mort de notre prochain et plus encore dans la mort de ce que nous chérissons, dans la solitude que produit la totale incompréhension¸» Elle racontera les premières heures de son engagement à l'université, dans un groupe composé d'étudiants, d'écrivains et de certains «politiciens». Maria Zambrano, comme pour légitimer ce désir de changer les choses, insistera sur le fait qu'elle et ses semblables ne voulaient pas bousculer les vieilles valeurs pour en établir de nouvelles juste pour le désir de changer. Mais qu'ils voulaient simplement peser sur l'échiquier social et politique, ne plus être des pions que les autres déplaçaient à leur guise. Ils désiraient, plus que tout, une révolution intellectuelle, un revirement des mentalités qui serait capable de secouer les esprits inertes, prisonniers de la pensée unique. «La pensée qui révèle la réalité crée un espace vital, respirable. L'une des fonctions vitales de la pensée est de rendre l'atmosphère respirable, de libérer les êtres humains de l'asphyxie due au manque d'espace intérieur, quand la conscience s'emplit d'ombres, d'incertitudes, quand l'ombre des autres, y compris la nôtre, a rendu trop opaque notre espace intérieur, premier espace où nous nous mouvions, où nous existions.» L'écrivain remontera très loin dans le temps pour rappeler la souffrance du peuple espagnol, une souffrance subie durant des siècles, pendant la guerre hispano-américaine, sous le règne de différents dirigeants qui se sont succédé à la tête du pays et notamment avec l'avènement du dictateur Primo de Rivera qui forma une directive militaire supprimant toutes les libertés collectives et individuelles. Elle évoquera également la guerre civile (1936-1939) qui fit basculer le pays dans l'horreur. D'ailleurs, un des passages les plus poignants du livre est incontestablement celui où elle parle des Espagnols, les condamnés de l'Europe comme elle les appelle, peuple isolé et victime d'une injustice historique, un peuple qui n'a pas été écouté. A ce propos, elle dira : «L'humiliation la plus terrible qui peut être infligée à un être humain : celle de ne pas être écouté. C'est la raison pour laquelle tous les Espagnols parlent vite, qu'ils s'écoutent peu mutuellement et sup-posent ce que l'interlocuteur va dire. Raison aussi pour laquelle, en Espagne, on se parle en criant, chose qui s'est probablement produite à partir d'une époque déterminée, car on ne trouve pas facilement ses mots lorsqu'on a été longtemps écarté du dialogue commun.» Délire et Destin pourrait ressembler au récit de n'importe quelle jeune fille engagée dans n'importe quel coin de la terre où la dictature est le maître mot, et où toutes les formes de liberté sont étouffées, pis encore, assassinées. Maria Zambrano, par son autobiographie «thérapeutique», prend une sacrée revanche sur l'histoire.

Par D. Azzi (El Watan, 20 mars 2001)
Délire et Destin, les vingt ans d'une Espagnole, de Maria Zambrano, 1997, Des femmes pour l'édition française. Traduit de l'espagnol par Nelly Lhermillier

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document 7 : 
Massimo Cacciari / L'Europe de María Zambrano
(1)

Interrogeants † «nos interrogantes» selon l'expression d'Augustin †, les habitants de l'Europe. Interrogeant chaque tradition et chaque «valeur». Interrogeant le mystère de leurs propres fois. Ici, même le pèlerin interroge, ne cesse d'interroger, s'avançant vers son Lieu; et jusqu'au théologien qui veut être inventor veritatis. Sans Ulysse l'Europe ne serait pas, affirme María Zambrano (2). Au cours de son nostos, de son «chemin de retour», Ulysse ne subit pas les souffrances et les aventures; au contraire, il les interroge et, presque, les recherche; il est celui qui, par elles, apprend. Pour lui, chaque expérience se transforme en problème, chaque rencontre stimule l'interrogation; il n'est aucun «donné» qui ne se convertisse aussitôt en exercice mental, en passion de la pensée.
L'Europe de María Zambrano est placée sous le signe de cette figure. Mais c'est là, également, que commence son propre chemin. Chemin européen s'il en fut, et même européano-méditerranéen: chemin d'îles en îles parfaitement circonscrites, au sein d'une mer «originelle», semblables à ces «claros del bosque» s'ouvrant dans la mer végétale(3); chemin guidé par une parole qui attend d'elle-même la clarté et la transparence, mais dont la mesure est toujours également signe des distances qui rapprochent et séparent les langues, les traditions et les dieux de cet espace † de ce monde méditerranéen. Lieu, certes † sans lieu quel cheminement serait possible? †, mais lieu prismatique, lieu qui donne forme à des «possibles» plutôt qu'à des réalités définies, lieu qui précisément au fil de ses inlassables métamorphoses, reste lui-même. L'Europe touchera à sa fin dès lors qu'elle cessera de passer † quand sa forme actuelle n'aura plus la force de finir (4).
Mais quel est, donc, le statut de l'interrogation ? quels principes en régissent la forme ? C'est le problème qui domine toute l'–uvre de María Zambrano et qui, me semble-t-il, trouve son expression la plus accomplie dans El hombre y lo divino(5). Le statut de l'interrogation est paradoxal. D'une part, l'interrogation renvoie très certainement à la forme de l'initiation. Il ne peut y avoir d'interrogation sans une «voz abismatica» qui appelle. On présuppose donc une voix † une voix ré-clamante †, et une écoute † une capacité d'écoute. Mais d'autre part, il est évident que jamais nous n'interrogerions si nous n'avions perdu toute «intimité» avec cette voix ou si nous savions l'écouter parfaitement. L'interrogation témoigne alors, précisément, d'une intimité perdue avec «ce» qui cependant appelle. C'est pourquoi l'Europe est l'espace où l'on interroge sans cesse les dieux † et où les dieux se retirent. Dans l'interrogation, la plus grande intimité équivaut à l'absence, la présence à l'exil. Et la philosophie européenne est la conscience de ce destin : son interrogation s'adresse au divin, précisément quand la présence des dieux est perdue. Se tient au centre de son c–ur l'absence de ce qui est interrogé. Chaque pas, chaque parole porte le signe de cette perte originelle
C'est avec les yeux, avec la theoria, de Diotime (6) que María Zambrano «analyse» la philosophie européenne † mais le langage de la philosophie est le langage de l'Europe. La parole, la mesure de la parole qui interroge l'être absent devient l'être même. C'est l'«inversion» de l'être inaugurée, pour María Zambrano, par Parménide. L'être, «entièrement plein», immobile, gisant en lui-même, sans naissance ni mort, l'être qui est «néant de vie», du logos précisément, s'inverse dans le seul être dont il est nécessaire qu'il soit † et la vie, le monde de ses apparences, présences et opinions, se réduit à ne-pas-être. Un doute systématique, glaçant, embrasse toute présence; toute immédiateté est niée. Cet «éloignement toujours plus marqué des conditions initiales ou naturelles de la vie» (7) que Valéry perçoit comme le caractère spécifique des Méditerranéens est, pour María Zambrano, le produit de l'interrogation ou, mieux encore, le produit de l'interrogation philosophique consciente † laquelle transforme ce qui est trace d'une absence, la parole interrogeante, en la seule réalité qui nous est donnée, ou le seul moyen qui nous est concédé de nous rapporter à cette réalité. Sont hors du commun, l'acuité, l'esprit de finesse, avec lesquels María Zambrano suit non pas le parcours historique, mais le diaporein, la progression d'aporie en aporie de l'interrogation philosophico-européenne † tout comme est hors du commun le soin avec lequel elle en éclaire les présupposés tacites et les inévitables conséquences.
La philosophie aime véritablement cette Présence absente † cette Présence qui, jusque dans son interrogation, s'avère absente. La philosophie veut, vraiment, avec Ulysse, le plein rattachement à cette Réalité; elle veut véritablement réintégrer l'harmonie originelle. Mais elle ne le peut vouloir que par le moyen du logos † de l'arme du logos. Elle ne le peut vouloir qu'en interrogeant l'Absent pour le contraindre à une nouvelle présence dans le logos. Elle ne le peut vouloir que le comprenant, qu'en en faisant un concept † et donc logos encore.
La philosophie, au moins jusqu'au Moderne, ne supporte pas l'Absence. Et pour la dépasser, pour l'éliminer, elle l'interroge. L'Absence est ainsi sacrifiée pour retrouver l'harmonie, la communion perdues. L'interrogation, de par sa propre nature, ne peut jamais laisser-être l'Absent. Son logos prétend nécessairement à ce que l'Absent passe à la Présence, qu'il se représente, qu'il se fasse idée. L'interrogation, alors, naît d'une Absence et est tout à la fois violence à son encontre † elle est l'hybris, la prétention à ce que l'Absence se puisse dépasser au moyen du logos et dans le logos.
La philosophie ne supporte pas l'absence de l'Absent. Elle l'interroge pour s'en emparer. Elle le «sacrifie» dans le concept. Ou alors désespère de sa propre faillite † et nie, de fait, que son entreprise, sa propre interrogation, puisse avoir la moindre signification. Ou bien elle «tue» l'absence de l'Absent (et donc le propre de l'Absent) † ou bien elle «tue» le sens même de l'interrogation. La «mort de Dieu» est, en tout cas, le résultat de l'amor Dei philosophique, de l'amor intellectualis Dei.
Pour María Zambrano également, la «mort de Dieu» est le «chiffre» du Moderne † mais est unique et incomparable la genèse qu'elle en dessine, tout comme est unique et incomparable la «voix» avec laquelle elle en parle. C'est la «terrible voracité» de l'amour philosophique, auquel elle opposera le caractère inconsommable de l'«objet» d'amour du Mystique, qui devra tuer Dieu † «après» en avoir réclamé de milles façons la présence pleine, effective, dévoilée. Le dieu qui meurt est une représentation que tout le paganisme connaît. L'Hellade était parsemée de tombes des dieux. Mais que ce soit l'homme qui l'ait tué, que le dieu puisse mourir de la main de l'homme † cette idée inouïe est le propre du christianisme. Et si à présent nous lui associons l'amour du logos, cet amour qui veut «invertir» en logos toute réalité et toute absence, et qui ne peut de fait que conduire au sacrifice de l'Absent et de l'Inconnu, nous avons l'Europe, l'Europe de notre ge † Europe oder Christenheit. L'«inversion» de l'être en logos, accomplie par la pensée grecque, n'aurait pas suffi à elle seule à produire l'idée de la «mort de Dieu» de la main du doute infini. Pour un tel «blasphème» il fallait l'Événement décisif, le Crucifix.
Le moderne nomme «liberté» l'affirmation d'une telle idée. A la suite d'Ortega, María Zambrano montre comment, s'il s'agit de liberté, il s'agira de liberté nécessaire. L'interrogeant qui phagocyte l'objet de son propre amour nécessairement ne peut entretenir avec lui aucune religio † il est nécessairement libre. Il n'est plus guidé en son chemin par aucune voix. Mais il sera contraint alors de diviniser précisément le chemin qu'il accomplit. Ce parcours sans fin, cette interrogation sans voix réclamante deviennent le tout. A la «mort de dieu», correspond l'adoration de l'idole haïe entre toutes pour María Zambrano: l'Histoire. «Libérés» de Dieu, il est nécessaire de devenir esclaves de l'Idole. Et tandis que le Dieu était interrogé parce que précisément son absence exigeait l'interrogation † qui pouvait aussi provenir d'une foi, si cette foi ne voulait pas être «négligente», † cette idole, l'Histoire, ne réclame aucune interrogation parce qu'elle apparaît déjà présente, parce que ses «choses» apparaissent déjà bien visibles, parce que personne ne pourrait «raisonnablement» en douter.
L'interrogation amante de la philosophie produisait la «mort» de son propre objet. La «liberté» athée produit l'idolâtre croyance dans l'Histoire et dans la «raison historique» comme organes d'interprétation du nouveau dieu. L'aventure européenne semble ainsi procéder à travers une hétérogénèse continue des fins † comme si l'on devait toujours parvenir là où des espérances et des attentes sont contredites. En chacun de ses gestes, en chacune de ses intentions, il semble que l'Europe cherche toujours, à la fin, le contrecoup. Et quand on croit avoir atteint quelque «terre ferme», on n'a atteint en réalité qu'une nouvelle aporie † et chaque résultat n'a point tant la saveur de ce que l'on a acquis, de ce que l'on possède désormais, mais plutôt la saveur de l'inconnu qui s'ouvre par devant nous.
C'est précisément sur ce caractère de l'Europe que María Zambrano fonde sa propre idée du possible contrecoup porté à l'athéisme idolâtre du Moderne. Il ne s'agit nullement d'un discours sur le «futur de l'Europe». Ce type de discours appartient entièrement à la «raison historique» du Moderne. Tout comme appartient à son essence toute «perspective du futur», l'obsédante invite à «sacrifier» au futur † à «sacrifier» chaque in-stant à la production du futur. De ce point de vue, la philosophie du Moderne est philosophie de la praxis: la vérité consiste dans les formes de la praxis capable de produire du futur. Le lieu de l'homme est sa praxis. Logos s'exprime, se traduit en Action.
Et † dit María Zambrano †, toute simplicité, toute «nudité vraie» (8), toute passivité, doivent être oubliées. Est oublié L'in-stans † l'atopie de l'instant, à partir de laquelle, pourtant, tout temps s'engendre, tout ordre chronologique est formé. Sont oubliées l'hésitation, la halte, † est sommé de se taire le silence, qui était la forme sous laquelle nous parlait l'Absent. Est sommé de se taire Don Quichotte, qui commence un chemin guidé, précisément, par l'Inexistant † et qui, dans l'Amour pour l'indestructible Absence, construit ses propres rapports, voudrait donner vie à sa propre «communauté». Et est sommé de se taire également cet ordo amoris, qu'aucune possession ne peut détruire, puisqu'à aucune d'elles il ne s'adresse.
Telle est l'Europe qui, métaphysiquement, s'oppose à la figure des «bienaventurados» (9). Ceux-ci ne sont pas les «bienheureux» ascètes de l'extase; ils ne sont pas étrangers aux passions de l'âme, ils n'oublient pas la nécessité de l'agir. Simplement, ils sentent avec une force originelle ces passions, ils agissent véritablement par nécessité, ils correspondent immédiatement à la «voz abismatica» qui les ré-clame. Plus encore, les «bienheureux» représentent l'individualité parfaite : cette mesure de simple singularité à laquelle chaque être consciemment-inconsciemment tend, et que chaque être attend sans jamais la pouvoir atteindre complètement. «Bienheureux» celui qui a pu se libérer de la confusion, qui ne pourrait plus être nommé autrement que soi † celui auquel revient son seul et propre nom. Intouchable, inassimilable. Mais aussi pour cela précisément et parfaitement communiquant. La présence de l'individu, sa présence ici et maintenant, son action parmi nous pour être tel, voilà ce qui inquiète et interroge, voilà ce qui provoque et est scandaleux. Voilà ce qui blesse et ce qui ouvre † et en cela est communication par excellence, excédant le discours commun, bouleversant l'ordre des habitudes, étant donc parole, expression. A proprement parler, nous pourrions dire que seul le «bienheureux» communique. Ce n'est que lorsque nous nous heurtons inopinément à la présence de quelque chose de parfaitement indivis et, par cela même, inoubliable, que nous réalisons toute la puissance de l'expression, de la parole, du signe, du son qui communiquent. C'est ce que rappelle le «bienheureux» en faisant signe à l'intacte singularité de son expérience, à la singularité de la parole par laquelle il tente de l'exprimer, et en montrant de quelle manière celle-ci s'adresse non à ce qui est «commun», non à l'«histoire», non au «général», mais au Soi de l'autre qui écoute, qui se risque à l'écoute.
Le «bienheureux» représente une «réflexion», dans l'esprit de la mystique espagnole, du sage plotinien † ou mieux encore, illumine la signification, la «saveur» méditerranéenne de la figure de ce dernier. Il est combinaison de sentiments et illumination métaphysique; il est le signe de cette plénitude esthétique qui précisément advient au comble de l'extase. Le bonheur du «bienheureux» advient, se donne dans l'instant de la combinaison (non de la confusion) entre comble de l'immédiateté du sentir et comble de la puissance de l'esprit. L'Europe † répète María Zambrano † a oublié le nom d'un tel bonheur † et elle l'a oublié dans la mesure où toute sa pensée s'appuie sur l'oubli de l'être comme avènement, sur l'histoire, précisément, de l'Être comme fondement universel et nécessaire, comme Être suprême, substance et aliment de tous les existants. Il ne fait pas de doute, ici, que la pensée des «clairières du bois» rencontre, quand bien même dans une tonalité tout à fait différente, la pensée heideggérienne de l'Être comme Ereignis † de l'Être comme événement appropriant, qui ne pourra jamais se convertir en objet ou fondement † pulsation, présence pure et palpitante, Vie insaisissable, souffle, pneuma, respiration, présence qui ne s'extériorise pas, être qui excède tout être, don illimité. C'est ce qu'on lit dans la page la plus dense de Claros del bosque. Aión, tel est le nom que Plotin donnait à cet éternel Puer de l'instant: l'éternel du don de soi insaisissable de la Vie dans l'insaisissable singularité de ses êtres. A en saisir l'éclat «tend» toute l'intelligence et la parole, «feu impalpable et lumière de l'intelligence», de María Zambrano.
 

1. Nous publions ici le texte d'une conférence tenue en clôture du Colloque international d'Etudes sur María Zambrano, à Malaga, le 4 novembre 1994. La version italienne de ce texte est pour paraître dans la prochaine livraison de la revue Paradosso, Quinto de Treviso, Pagus Editore. La traduction française a paru dans la revue Po&sie n°71, Belin, Paris 1995, p. 120-124
2. A. Colinas, «Sobre la iniciacion. Conversacion con María Zambrano», Cuadernos del Norte, 38/ 1986.
3. M. Zambrano, Claros del Bosque, Barcelone, Seix Barral, 1977; tr. fr. Marie Laffranque, Clairières du Bois, Combas, L'éclat, 1989.
4. Cette réflexion est au c–ur de mon livre Geo-filosofia dell'Europa, Milano, Adelphi 1994 (tr. fr. Déclinaisons de l'Europe, L'éclat, 1996).
5. M. Zambrano, El hombre y lo divino, (I éd. Mexico, 1955) Madrid, Siruela 1991. C'est, à mon avis, avec El sueno creador (I éd. Mexico, 1965), Madrid, Turner 1985 (dont une partie, traduite par Elena Croce, fut publiée par De Luca, à Rome en 1960), le livre philosophique fondamental de M. Zambrano. Dans les pages qui suivent la discussion se fera essentiellement avec les thèses qui y sont développées. (Ce titre est annoncé à paraître en français aux éditions Corti, qui publieront également d'autres titres de Zambrano.)
6. M. Zambrano, «Diotima (Fragmentos)», Botteghe oscure, XVIII 1956.
7. Paul Valéry, «Inspirations méditerranéennes», in Variétés, •uvres, tome I, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1957, p. 1096.
8. Il faudrait ici expliquer la très dense trame de relations qui relie l'–uvre de M. Zambrano à la Mystique du Siècle d'Or. Qu'on se contente en tout cas de lire «Saint Jean de la Croix. De la nuit obscure à la plus claire mystique», trad. Suzanne Brau, in Levant, Cahiers de l'espace méditerranéen, vol. 2, Tel Aviv-Combas, 1990 (repris in Senderos, Barcelone, Anthropos 1986 [tr. fr. Nelly Lhermillier Sentiers, Des Femmes, 1992). Le livre dans lequel s'exprime plus intensément lˇ«adhésion» de M. Zambrano à la fulgurance de la parole-expérience mystique «libérée» de la nécessité du dis-courir et de la compréhension, est De lˇAurora, Madrid, Turner, 1986, [De lˇAurore, tr. fr. Marie Laffranque, Combas, Lˇéclat 1988].
9. Los bienaventurados, est le titre du dernier livre de Maria Zambrano, (Madrid, Siruela 1990).

Les éditions de l'éclat : http://www.lyber-eclat.net/

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