Le mouvement qui déplace les tables (8)

Huitième partie : tables gigognes

Il lui fallait un point d’appui pour leur donner du mouvement. Il a pris le premier extérieur, le ventre, à la fois étranger au corps et son propre corps, un lieu improbable qu’il hante pour se guérir du lieu primordial de la mère. C’est un dispositif scénique, une pièce pour duo de gigognes, un enchaînement alterné de formes portées par une peau tendue qui invite à poser le regard dessus.
Pour que le mouvement des tables gigognes puisse advenir, il faut, comme on sait, qu’il ait été préalablement perdu. L’impossible dessin de ces images représente la perte sans le mouvement qui conduit à la perte. Le mouvement qui déplace les tables gigognes s’inscrit à l’intérieur de ce paradoxe : ni soustrait, ni ajouté mais perdu et approprié simultanément, il oscille en suspens de l’une à l’autre. Va-et-vient, “berceuse” dirait Beckett, au dessus du ventre, le gros marqueur noir attaché et séparé de la main, trace les traits d’un désir qui s’ignore. Le ventre exposé à la caresse des traits fait entendre une voix d’appel.

« Comment c’est, dit l’une ? Comment c’est, dit l’autre ? » Brèves voix de petites tables tandis que je regarde la petite scène de quarante et une secondes. En somme comment montrer plus vivant ? Il se débat dans l’amour-haine de sa viande congénère que les images génèrent. Le mouvement des tables gigognes ne produit rien. Le trait vire à l’effacement du support « la chair est triste hélas … » et il n’a pas lu tous les livres. Sur la peau vide et blanche mon regard de traviole tourne de l’œil devant la chose regardée sans aucun point de vue fixe. De loin toutes les tables gigognes se ressemblent. De près, je perçois avec des admirations inconnues des différences inconnues. Quelle rigolade les soucis du fabricant de tables à côté des affres de l’usager qui ne sait pas comment les prendre !

Je regardele mouvement des gigognes qui se déplacent, je vois le mouvement des images. Deux principes scientifiques s’inversent : le premier est optique, le second est chimique. À l’intérieur d’un petit espace pratiqué sur la peau d’un ventre, je distingue le geste en train de se faire d’un dessin de tables gigognes. À l’intérieur d’un petit morceau de ventre, je réagis à la substance souple et complaisante d’une chair jeune qui accueille le trait.
Je suis le mouvement des gigognes qui se déplacent, tantôt la grande dans la petite, tantôt la petite dans la grande. J’écoute leur chuchotement. Écrire sur les tables gigognes permet de mieux les entendre, mais plutôt de mieux mal les voir. Le dispositif vidéographique ici est de l’ordre d’une opération musicale qui prélève à la chair sa matière et la réincarne en matériau sonore. « M’est avis j’entends des voix ! »

La vidéo de Simon Rayssac fait inlassablement advenir un micro-événement qui agite le dire et le voir, qui défait “live” toute tentative combinatoire. Pourtant je combine encore : « Obligée, oui ! dis-je, j’entends dans l’état actuel des choses se chargeant de pallier leurs défaillances et me forçant à filer droit ! »
Comme si “tables gigognes” ça rimait à/avec quelque chose, je cherche des allitérations en “ogne”, je trouve « Lasciate ogne speranza, voi ch’intrate ».
La mère Gigogne secrète des doubles et met sous le paradis de sa jupe le vers que Dante a mis à l’entrée de l’enfer. Les papillons s’échappent en pure perte au sortir des dessous froufrouteux et font des petites lubies butinantes et frivoles du meilleur goût. Jouer avec la plasticité charnelle du support c’est faire entendre la chaleur d’une voix.

Impossible de se défaire de la propension à ramener l’inconnu au connu, l’inconnue au conin. La gigogne aime un lapin aux grandes oreilles. Elle aime aussi un lapin au fin pavillon (pinna). « Quel formidable tour d’adresse, dirait Tristam Shandy, la fable est le nec plus ultra de l’art digressif ! » Mais non, mais non, nous y sommes encore et encore toujours : l’événement est attendu.
Il faut affronter ce paradoxe d’un épisode qui peut-être ne signifie rien. La peau comme expérience des idées relève de l’utopie, du désir d’imaginer deux tables mêmes et différentes. Le dessin des tables gigognes défigure le ventre ou bien au contraire le figure. Le ventre est fait visage à la manière du tatouage de l’acteur de Daniil Harms à la scène. Chaque visage aura droit aux caresses. « L’œuvre considérée comme création pure, et dont la formation s’arrête avec la genèse, est vouée au néant. » [1]

12 mars 2007
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[1Samuel Beckett, Le Monde et le Pantalon, suivi de Peintres de l’Empêchement, Les Éditions de Minuit, 2003, p.13