Le grand maître c’est le rythme. Hervé Bouchard, causerie écrite, III.

Le métier, les pratiques, les outils

Etes-vous un écrivain tout terrain ou avez-vous besoin d’un environnement, d’objets particuliers pour écrire ?

J’écris partout et tout le temps dans mes carnets. Je le fais en visite, en camping, en autobus, n’importe où et n’importe quand. Cependant, l’écriture dans ces lieux et à ces moments divers devra passer à la table. Il s’agit d’une vieille table remise en état par une bonne amie, Isabelle, j’y suis très attaché. L’objet est dans une petite pièce à l’entrée de la maison, qui me sert de bureau, mais, comme je vous l’ai dit, je ne suis pas le seul utilisateur de cette table. J’y travaille tôt le matin, avant de me rendre au cégep où j’enseigne, entre 4h00 et 6h45, alors que la maisonnée est en général endormie. Là, je suis tout seul. Je suis un auteur de l’hiver et de la nuit. Quand le soleil se lève, j’ai l’impression que ma séance d’écriture est terminée. En été, je n’écris pas vraiment, sinon pour répondre à certaines commandes, procéder à des corrections, etc. Chaque livre a ses particularités quant à la disposition des objets sur la table, au départ ; mais à la fin de la séance, c’est toujours le désordre.

Ecrire en marge d’un autre texte ou écrire at large, quel est votre style ?

Je ne suis pas sûr de bien comprendre le sens de votre question, plutôt je ne sais pas ce que signifie « écrire at large ». Je crois que la littérature est un espace d’invention et de liberté absolues, dans la mesure où elle est l’expression de la parole vivante de l’homme, laquelle est sans mesure. Je crois que l’histoire est sans importance. Je crois que l’histoire est de la plus haute importance. Le grand maître, c’est le rythme, et je m’y soumets de toutes mes oreilles. En même temps, je dialogue avec des textes. Parents et amis…, par exemple, est ma réplique aux textes de Stéphane Mallarmé réunis sous le titre Crayonné au théâtre. Il y énonce le désir d’une œuvre plutôt ambitieuse qui aurait la forme d’une ode dramatique. D’une certaine manière, c’est ce que j’ai fait. Ma veuve Manchée a aussi pour illustre belle-sœur la Winnie d’Oh les beaux jours de Samuel Beckett. Jacques Mailloux est un lointain cousin de Jean-Jacques Rousseau. Et, bien entendu, les listes, les anaphores, les niveaux de langue divers qui se côtoient de façon très baroque, tout ça n’est pas sans lien avec l’œuvre de Gérald Godin, que je fréquente depuis des années. Ce sur quoi je travaille présentement est aussi en mode réplique. Je ne crois guère à l’originalité, sinon à celle qui est le produit d’une attention extrême à la disposition de l’homme dans le défilement de la parole, une disposition d’écoute, d’oreille. Et cela n’est pas original, c’est une reprise, mais une reprise qui étonne toujours.
Mais j’aimerais bien que vous me précisiez ce que vous entendez par écrire at large.

Avez-vous l’écriture circonspecte ou aventureuse ?

Je ne sais pas, je réfléchis à l’opposition des deux postures que suggère votre question et je ne la vois pas clairement. Je me méfie, oui, je suis sur mes gardes, je guette, je doute, je vérifie, je pèse, etc. Parce que le texte m’amène parfois en des lieux perdus où je ne vois rien et que je dois apprendre à connaître. Mon travail consiste à faire que le texte aille bel et bien où il doit aller, mais cet endroit est inconnu. D’ailleurs, je ne devrais pas parler d’endroit, le texte ne va nulle part, mais il va ; mon travaille consiste à faire qu’il aille, qu’il convienne à sa nature de texte qui va. Il faut donc se disposer avec circonspection pour l’aventure et se laisser emporter par le rythme dans l’histoire.

Etes-vous plutôt architecte sourcilleux de structure ou plutôt improvisateur débridé ?

On dirait la même question que tout à l’heure. Mais non. Je fais des listes préparatoires. Je détermine à l’avance le nombre et la taille des séquences qui composeront le livre comme si je faisais un poème. Je laisse toujours le champ ouvert aux excroissances qui pourraient perturber ma planification initiale. Je cherche souvent caution dans les nombres. Je ne choisis rien. Je suis souvent en lutte contre l’arbitraire. Je ne crois pas à l’improvisation, à moins que celle-ci soit le fruit d’une disposition tordue. Sinon, c’est l’avalanche de clichés et de lieux communs. Bien sûr, il en faut. Mais il faut les tordre. La forme que je donne à mes textes est labyrinthique, et les labyrinthes ne s’improvisent pas.

L’ordinateur a-t-il changé quelque chose à vos pratiques d’écriture ? Et l’internet ?

Quand je me suis mis à écrire, je tapais mes pages à la dactylo. L’ordinateur m’a considérablement simplifié la tâche, surtout en ce qui a trait à la correction des textes. Mais je travaille toujours à la main. Je me mets au clavier en passant au troisième état du texte. Et je me sers de l’ordinateur comme d’une dactylo et d’un classeur de dossiers. Quant à Internet, ça facilite la correspondance. Je demeure à cinq cents kilomètres de chez mon éditeur et je ne me sens en rien isolé.

Trouver un éditeur : comment s’est faite la rencontre avec votre premier éditeur, l’Effet pourpre ? Et avec le Quartanier ?

J’ai raconté un peu tout ça plus haut. Ma relation avec François Couture, de l’Effet pourpre, a commencé quand je lui ai écrit pour lui demander d’accuser réception du manuscrit que je lui avais fait parvenir. Il l’a fait, puis il m’a récrit pour me demander si j’étais sous contrat ; il avait alors lu la moitié du manuscrit. Je ne l’étais pas. Alors le travail a commencé ; ç’a donné Mailloux. Puis l’Effet pourpre a cessé ses activités. Mailloux étant alors épuisé, je pouvais alors le publier ailleurs. Je l’ai proposé à Éric de Larochellière, qui l’a accepté en même temps que Parents et amis… Ma relation avec le Quartanier remonte à la naissance de la maison. Éric de Larochellière m’avait écrit à la suite de sa lecture de Mailloux et désirait faire paraître un entretien dans une revue qu’il préparait. L’entretien n’a pas eu lieu (et je vous prie de croire, chère José Morel Cinq-Mars, que ce n’est pas à cause de ma lenteur à répondre à ses questions), mais la relation s’est établie. Puis j’ai accepté que paraisse un extrait de Parents et amis… dans le premier numéro de la revue Le Quartanier ; l’Effet pourpre, à cette époque, tenait toujours. Mais quand je me suis trouvé sans éditeur, je me suis naturellement tourné vers le Quartanier. Vous connaissez la suite. Je suis très content que mes livres soient publiés là ; j’ai l’impression de participer à quelque chose.

Pour qui écrivez-vous, comment imaginez-vous votre lecteur ?

J’écris pour celui qui aime jouer et pour celle qui aime jouer. J’écris pour celui qui dit oui et pour celle qui dit oui. J’écris pour celui qui a des oreilles et pour celle qui a des oreilles. J’écris pour toutes les personnes disposées à apprendre que jouer c’est dire oui à ce qui entre par les oreilles et remue le corps entier et ravit.
Mon lecteur est une fille brillante qui aime rire, une mère aimante, un adolescent qui découvre qu’il n’est pas seul, un vieillard qui a vécu, n’importe qui ayant des contes qui lui viennent quand le langage le prend. Mon lecteur, je l’imagine dans la position quelconque d’une vie banale, ouvert à la parole qui vient la bouleverser. Je l’imagine dans la salle d’attente d’une clinique médicale, les yeux rivés sur un magazine défraîchi, parmi d’autres comme lui, pas fiers d’être là ; et, alors qu’une jeune femme, debout au milieu de cette troupe de réfugiés, annonce qu’elle va leur faire un poème, tout de suite là, les yeux s’éclairent de curiosité et la tête se tourne vers ce corps en vie qui va dire quelque chose ; et ce lecteur que j’imagine parmi d’autres comme lui, il est tout ouvert à ce que va conter la jeune femme, à ce qu’elle va lui donner, parce qu’on est toujours disposé à écouter quelqu’un qui va parler. Je l’imagine dans une posture ouverte un peu comme ça, mon lecteur.

Gagner sa vie : encombrante contrainte ou contrepoint salutaire ?

Je rêve, comme bien des écrivains, et c’est un cliché, que mes livres me procurent de quoi être indépendant financièrement. Et j’entends, mes livres tels que je les fais. J’écrirais le matin, le reste de la journée serait consacré à l’ordinaire, et la vie irait comme ça ; je n’écrirais pas l’été, je ferais des voyages, etc. Mais je rêve. Je ne sais même pas si j’arriverais à écrire si je ne devais pas passer le clair de mon temps au collège. Et d’enseigner me permet non seulement de gagner ma vie, mais aussi d’écrire des textes qui sont absolument indépendants de toute contrainte pécuniaire. J’ai des collègues auteurs, qui vivent de leurs activités d’auteurs, mais ils passent le clair de leur temps à chercher de l’argent pour leurs projets, leurs voyages, leurs recherches, etc. À mon point de vue, c’est une forme d’asservissement semblable à la mienne ; j’ai même l’impression qu’elle est pire. Je n’ai encore fait aucune demande de bourse ou de subvention (sinon en collaborant avec un théâtre qui veut faire un laboratoire de recherche en interprétation avec Parents et amis…, ce n’est donc pas pour moi) pour mes travaux d’écriture. Je ne dis pas que je ne le ferai jamais, mais mon écriture est jusqu’à maintenant demeurée complètement indépendante, dans sa création. Personne ne demande mes textes, personne ne les attend, ils sont gratuits ; et je n’ai de compte à rendre à personne (pas de rapport à faire pour rendre compte de l’utilisation d’une bourse ou d’une subvention). Je ne vois pas mon travail de professeur comme complètement détaché de mon travail d’écrivain ; je vois même celui-ci comme un enrichissement pour celui-là, et inversement. Et le collège qui m’emploie m’encourage et me soutient en me permettant de prendre congé à l’occasion, quand mes activités d’écrivain l’exigent. Je vis plutôt bien ma situation. Il est vrai que ma tâche de professeur me semble parfois nuire à mon travail d’écrivain. Mais je pourrais dire la même chose de la petite vie quotidienne. Ce sont là des nuisances passagères ; je n’enseignerais pas qu’il s’en présenterait de nouvelles, qui joueraient le même rôle de nuisance. Il y a toujours un empêchement.

L’horizon (devant, derrière, au loin...)

Quels écrits avant Mailloux et Parents et amis  ?

Des textes ici et là, narratifs, poétiques, dramatiques. Des gammes. Pas mauvais, de la belle ouvrage, comme on dit. Mais ce ne sont pas, en général, des textes qui ont la teneur des livres que vous mentionnez. Certaines personnes, autour de moi, ne sont pas de cet avis. Mais il reste qu’à partir de Mailloux, j’ai eu le sentiment de bâtir quelque chose. Tout ce qui est venu avant tient plutôt de l’exercice.

Quelles rencontres vous ont amené à la littérature ?

Mes professeurs d’université ont su répondre à mon désir infini de lire, d’apprendre et de dialoguer avec la littérature. J’ai eu la chance de tomber sur de formidables lecteurs ; ils s’appellent Francine Belle-Isle, Ghislain Bourque, Pierre Ouellet et surtout Jean-Pierre Vidal ; ce sont des chercheurs, ce sont des écrivains, ce sont des gens qui ont de l’art et de la littérature une opinion toute d’ouverture et d’exigence. J’ai fait des études universitaires hors du monde, à une époque où l’horizon était complètement bouché, surtout dans le domaine où je me sentais appelé. J’avais l’impression que ces études n’avaient rien à voir avec la vie, que la littérature elle-même n’avait rien à voir avec la vie, et cette absurdité est ce qui donne à ces années d’apprentissage leur plus grande valeur. Je me foutais complètement de ne pouvoir jamais gagner ma vie, j’étais plein d’enthousiasme, persuadé alors que ce n’est pas ce qu’on fait qui compte, mais la noyade de soi dans ce qu’on fait, qui procure la joie. Avec ces professeurs-là, tout était possible et tout l’a été.

Quelles rencontres auraient pu vous en écarter ?

Je ne sais pas. Je crois que rien ni personne ne pouvait m’écarter de la littérature, parce que la littérature est le lieu de mon retranchement, de mon ultime retrait ; c’est en écarté que je suis en littérature. J’ai fait des études littéraires en me disant que j’étudiais cela que j’étudierais même si l’université n’existait pas. J’écris en obéissant à la même poussée. Quand je me serai écarté de tout, de la vie même, je serai encore en littérature. Ça me paraît une position cruelle et radicale (et quand on regarde les choses sous un autre angle, c’est une position exagérément sérieuse, car, la littérature, ce n’est pas très important) ; mais je sens comme ça ma posture, ma position : en paradoxe. D’autre part, ce n’est qu’à partir du moment où j’ai eu un livre publié qu’on a pu dire que j’étais « entré » en littérature, c’est-à-dire dans le monde des lettres, et cela est sans lien avec la teneur des textes produits. De ce point de vue, à partir du moment où le texte vous inscrit dans la littérature (c’est-à-dire comme écrivain dans le regard des autres), votre appartenance ou non à ce monde ne dépend plus de vous, mais de la lecture.

Un livre qui vous a donné le goût de la littérature ?

Ce ne sont pas les livres qui m’ont donné le goût de la littérature.

Un livre qui aurait pu vous en détourner ?

Sans doute L’Innommable de Samuel Beckett. Lisant cela, on se dit : Quoi, maintenant ?

Des projets à venir ?

Des textes à paraître, des textes en cours ; je vous tiendrai au courant.

Des écrits à ressortir ?

Il m’arrive de puiser dans mon tiroir de textes anciens.

D’autres projets ?

Retourner en Grèce.

Envisagez-vous, ou utilisez-vous déjà, d’autres modes d’expression, on pense bien sûr au théâtre, mais aussi bien au cinéma, - au chant aussi) ?

Oui, le théâtre, bien sûr, mais je ne sais pas si j’aimerais ou aimerai y être mêlé. Le cinéma, l’opéra, la chanson, la télévision, je ne m’interdis rien, j’envisage tout sans m’y mettre, pour le moment. J’ai des livres à faire et je vais les faire d’abord.

Imaginez-vous Parents et amis sur une scène de théâtre ? Mis en scène par qui ?

Je l’ai vu en récital poétique, mis en scène en extrait, je le verrai en lecture publique cet automne. Comme je vous l’ai aussi dit un peu plus haut, j’ai collaboré à une demande de subvention récemment, pour une compagnie qui souhaite faire un laboratoire d’interprétation en travaillant ce texte. Je crois qu’il est trop tôt pour en parler.

Quelque chose de vous que vous auriez envie de faire connaître à vos lecteurs ?

Quand on joue, on est plus que quand on ne joue pas.

Quelque chose d’autres auteurs que vous auriez envie de faire connaître à vos lecteurs ?

Gérald Godin, Ils ne demandaient qu’à brûler, Montréal, L’Hexagone, 2001.

Pouvez-vous formuler des vœux (littéraires) pour 2007 ?

De la même manière qu’un auteur français peut avoir ses livres (édités et imprimés chez lui) diffusés au Québec, je souhaite qu’il soit possible à un auteur québécois de voir ses livres (édités et imprimés chez lui) diffusés en France. Largement. Actuellement, l’échange entre le Québec et la France, dans le domaine du livre, n’est pas libre. Je souhaite qu’il le devienne.


“Un pays vert et bleu” et “Une affaire de retournement”, première et seconde partie de l’entretien avec Hervé Bouchard, sont respectivement et .

On peut prolonger la lecture de cet entretien par celle de l’article de Christian Desmeules "Hervé Bouchard, poète-dramaturge de l’enfance"

José Morel Cinq-Mars

21 juin 2007
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