L’orage rajeunit les Fleurs

Yves Charnet a privilégié le mode de la lettre à pour dire son admiration de sorte que celle-ci soit sensible au coeur. Ce qui n’exclut nullement la finesse des analyses !
Celle-ci s’adresse à Claude Pichois qui nous a quittés récemment, et dont sait les travaux sur Gérard de Nerval et Charles Baudelaire.

à lire aussi d’Yves Charnet sur remue.net : une lettre à Pierre Bergounioux, une lettre à Olivier Rolin.


L’orage rajeunit les fleurs

une lettre à Claude Pichois

Choisissant de m’adresser à vous devant des jeunes gens auxquels le hasard des programmes a remis entre les mains, pour préparer leur Agrégation, Les Fleurs du Mal, je veux bien sûr rappeler - cher Claude Pichois - que, par votre patient et méthodique travail d’éditeur comme de biographe, vous aurez changé jusqu’aux conditions mêmes de la lecture d’un livre qui se confond avec l’origine de notre poésie moderne. Je tiens surtout à marquer que, dans ma propre existence, je n’aurais pas, sans votre insistante vigilance, retrouvé l’énergie de m’aventurer sur nouveaux frais dans l’expérience d’une autre traversée de ces poèmes. La nature singulière des liens qui se sont noués entre nous quand, consacrant ma thèse aux écrits esthétiques du poète, il m’a donc été donné de vous rencontrer, comme la constante attention dont, depuis 1992, vous aurez encouragé mes tentatives pour comprendre, chez Baudelaire, la poétique de l’énergie lyrique - ces façons de main tendue relèvent, sans doute, de l’amitié. Il n’y a pas lieu, bien sûr, de gloser ici des circonstances privées. Mais c’est l’occasion de manifester publiquement une dette. Et plus que cela. La reconnaissance de ce que, dans nos vies, le travail, la pensée, les tentatives d’écrire doivent à la chance, vous savez, des rencontres. M’adressant à des jeunes gens qui sont ce que je fus à leur place - candidat moi-même, la dernière fois que les Fleurs étaient, en 1989, au programme du Concours - , je voudrais donc aujourd’hui continuer à voix haute cet interminable entretien qui donne son rythme à nos conversations baudelairiennes. Les organisateurs de ces nécessaires « Journées d’études » voudront bien me pardonner de ne plus être capable de m’exprimer selon des codes strictement académiques. Et de ne pouvoir penser que dans le risque de cette adresse singulière que sont ces petites lettres critiques dont la manière s’est imposée progressivement à la sorte d’écrivain que j’essaye d’être. Un écrivain baudelairien - au sens d’une active interaction, vous savez, entre la poétique et le poème.

Je voudrais commencer cette lettre par ce qui constitue significativement la fin d’une des sommes que vous aurez consacrées au poète, ce Baudelaire, études et témoignages qui contient, dans sa « nouvelle édition revue et augmentée » (La Baconnière, 1976), le texte inédit dont, cherchant à relire Les Fleurs du Mal, j’aimerais, aujourd’hui, repartir. « Baudelaire ou la difficulté créatrice », tel est le titre de cette étude qui conclut votre ouvrage sur la manière originale dont notre poète « a su, de la difficulté d’être et de créer, faire une difficulté vraiment créatrice de nouvelles valeurs esthétiques ». Venant après un examen très précis des « relations entre l’état physiologique et le pouvoir créateur » chez un poète dont on sait que - au-delà comme en deçà des affections physiologiques et psychiques dont les symptômes étaient déclarés - il avait lui-même diagnostiqué sa « maladie secrète », votre étude pose, avec une rigoureuse prudence, les bases d’une interprétation qui, de cette « difficulté de créer », ferait « un des traits majeurs de la génétique et de la psychologie baudelairienne ».

Vous insistez avec raison sur le fait que, entre 1821 et 1867, pendant quarante six années d’une existence possédée par la dépossession, on compte à peine, chez Baudelaire, deux périodes de véritable « vitalité créatrice », se répartissant « sur deux groupes d’années : 1842-1846 ; 1857-1861 ». À peine, en effet, une dizaine d’années pour ce poète dont sera condamné, en 1857, le seul livre vraiment voulu par lui que, de son vivant, il aura vu paraître. Du « dieu de l’impuissance » dont Samuel Cramer, l’un de ses premiers doubles, se réclame au « roi d’un pays pluvieux » que l’un des Spleen montre « impuissant, jeune et pourtant très vieux », il faudrait, reprenant la massive biographie que vous avez consacrée à Baudelaire, retracer l’itinéraire existentiel de ce poète qui, songeant fraternellement à un autre errant désœuvré, confie à Poulet-Malassis : « Je me suis senti attaqué d’une espèce de maladie à la Gérard, à savoir la peur de ne plus pouvoir penser, ni écrire une ligne ». On referait avec profit la genèse de cette « impuissance littéraire ». Dans une lettre encore, Baudelaire ne cache pas à sa mère l’effroi dans lequel le précipite, en effet, cette « idée folle ». Le désœuvrement, c’est-à-dire l’absence d’œuvre. L’impossibilité de « faire » - comme le dit Le Mauvais Moine - « Du spectacle vivant de ma triste misère / Le travail de mes mains et l’amour de mes yeux ».

Respectant le contrat propre à ces deux « Journées d’études », je me contenterai ici de reprendre à mon compte l’hypothèse qui conclut votre article sur « la difficulté créatrice » - hypothèse selon laquelle Baudelaire traiterait cette impuissance comme « l’un des objets de sa poésie ». « Baudelaire, écrivez-vous, ne cesse de s’ausculter. Il se demande jusques à quand l’accompagnera la Muse malade. » Si vous soulignez à juste titre qu’il n’est pas, dans notre poésie, le premier membre de « la famille des inspirés « maigres », ceux qui craignent toujours de voir tarir leur inspiration », vous différenciez cependant Baudelaire de Du Bellay, Vigny, Nerval, en affirmant, qu’avant lui, « jamais la poésie ne s’était prise elle-même, systématiquement, pour objet de la création ». C’est cette hypothèse que je voudrais donc mettre à l’épreuve d’une relecture - aussi peu « systématique » que possible... - des Fleurs du Mal. En commençant par rappeler l’évidence selon laquelle ce livre - affirmant, dans son titre même, la lettre de son projet - se propose bien de se demander - la poésie se faisant, vous savez, à coups de questions sans réponse - comment le mal peut donner naissance à des fleurs.

C’est d’ailleurs le premier argument qui vient, et non sans une ironique insolence, à l’esprit de Baudelaire quand, à la demande de Poulet-Malassis, il rédige, en 1860, des « essais de préface » pour la réédition de son livre condamné : « Des poëtes illustres s’étaient partagé depuis longtemps les provinces les plus fleuries du domaine poétique. Il m’a paru plaisant, et d’autant plus agréable que la tâche était plus difficile, d’extraire la beauté du Mal. » Ce que vous appelez le « fort oxymoron » de ce titre met au programme, et d’entrée de jeu, la difficulté de faire de la création avec de la destruction. De donner un ordre au chaos. De figurer le négatif dans la poésie. Le Mal lui-même devient une origine. N’est-ce pas le paradoxe d’une floraison, maladive autant que maudite, que notre poète entend tenir dans le rythme dont se soutient, et de part et en part, le livre que commande un tel titre ? Ce Mal, la première section des Fleurs commence par lui redonner son nom de maladie : le spleen. Pensant encore choisir Les Limbes comme titre pour son livre, Baudelaire a précocement identifié la tension propre à toute sa poétique. Le « livre » que, en juin 1850, il annonce dans Le Magasin des familles n’est-il pas significativement « destiné à représenter les agitations et les mélancolies de la jeunesse moderne » ?

Dès son commencement le rythme-Baudelaire met en circulation dans le poème l’instable énergie du sujet dépressif. Le 9 avril 1851, Baudelaire n’hésite pas à redire, dans Le Messager de l’Assemblée, que Les Limbes sera un livre « destiné à retracer l’histoire des agitations spirituelles de la jeunesse moderne ». Il n’a pas encore trouvé son titre. Sa poétique l’a déjà trouvé. C’est l’invention d’une historicité singulière. L’avènement d’une irréductible modernité. Celle du sujet agité qui fait de la mélancolie le mouvement même de son poème. Expérience d’une pression propre à la dépression. Expression d’une énergie qui fera pousser le poème à même la décomposition. Dressant le bilan d’une « jeunesse » qui « ne fut qu’un ténébreux orage », un sonnet comme L’Ennemi montre comment le « ravage » peut paradoxalement constituer une chance de renaissance : « Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve / Trouveront dans ce sol lavé comme une grève / Le mystique aliment qui ferait leur vigueur ? » La poétique baudelairienne de l’énergie créatrice contient, vous savez, son propre paysage. La comparaison du poème à une fleur implique de prendre au sérieux ce que dit le poète à propos de sa façon de cultiver son livre-jardin.

Il convient, pour comprendre le choix que va faire Baudelaire d’une énergie maudite, de mettre en regard les deux paysages que proposent, d’une part, L’Ennemi et, d’autre part, La Rançon. Faisant parti des Douze poèmes primitivement envoyés à Gautier, La Rançon montre à quoi auraient pu ressembler des « fleurs du Bien », religieusement cultivées sous le regard de Dieu, plutôt que ces « fleurs maladives » que Baudelaire aura finalement offertes au « patron de /s/a détresse », Satan. Dans La Rançon « l’homme » a, vous savez, vocation à défricher, « avec le fer de sa raison », « deux champs au tuf profond et riche » : « L’un est l’Art, et l’autre l’Amour ». Arrosant ces deux champs avec les « pleurs salés de son front gris », le bon cultivateur espère « montrer », au jour du Jugement, des « granges / Pleines de moissons, et des fleurs / Dont les formes et les couleurs / Gagnent le suffrage des Anges ». Nous voici bien loin des mélancoliques convulsions de la jeunesse moderne qui font, vous vous en souvenez, le programme de ce livre que, dans ses notes pour son avocat, Baudelaire, présentera, en 1857, comme « un livre destiné à représenter L’AGITATION DE L’ESPRIT DANS LE MAL ». Ce « livre atroce », selon la fameuse formule que, en février 1866, notre poète inscrira dans une des dernières lettres de sa vie consciente.

Baudelaire n’a finalement intégré La Rançon à aucune des versions successives des Fleurs du Mal. Dès l’édition de 1857 la problématique exposée par ce poème se trouve présente, et de tout autre façon, dans le sonnet qui précède immédiatement L’Ennemi. Le sujet qui parle dans Le Mauvais Moine s’avance en effet comme le double antithétique du bon cultivateur. Il se définit lui-même comme « mauvais » au sens où, « moine fainéant », il se découvre radicalement incapable de travailler la terre. De travailler de ses mains. Figure du poète sans œuvre, ce mauvais cultivateur ressent avec d’autant plus de culpabilité son impuissance qu’il se souvient de « ces temps où du Christ florissaient les semailles ». L’acédie dont souffre, à l’évidence, ce « mauvais cénobite » fait de lui le frère du sujet poétique qui tente, en cultivant précisément des « fleurs du Mal », de donner sens à sa coupable paresse. Baudelaire ne peut choisir d’interpréter la mélancolie comme une énergie moderne qu’en imaginant une nouvelle mythologie de l’énergie créatrice. Qu’en assumant de renverser en négatif ce que l’ancienne mythologie présentait, jusqu’à lui, comme positif. Des Fleurs du Bien aux Fleurs, oui, du Mal.

Il y va, comme toujours avec le poème, d’une réinvention des valeurs. Sous couvert d’enquêter sur l’inspiration, ce sont ainsi tous les premiers poèmes de Spleen et Idéal qui travaillent à reconfigurer ce nouveau paysage mental. Les commentaires dont, dans l’édition Pléiade, vos notes accompagnent ce cycle inaugural de « l’inspiration » montrent que cette décision de rompre avec l’ancien ordre des choses ne va pas, dans l’ouverture même du livre, sans remords. Baudelaire ne dissimule pas ses nombreuses résistances à faire poétiquement le deuil des « époques nues » dont il « aime », en effet, « le souvenir ». Il n’y en a sans doute que d’autant plus de prix à assister à cette violente mise en place d’une autre poétique. À cette instable articulation du spleen et de l’idéal. À cette perturbante promotion d’un idéal intégrant le spleen. Énergie subversive que, faute de mieux, le poète nommera « mon rouge idéal ». Nom sans nom de « l’obscur ennemi » auquel doit, désormais, faire une place cette « âme vide » que, à la fin presque du livre, Horreur sympathique révélera comme celle d’un nouvel Ovide. « Insatiablement avide », vous savez, « de l’obscur et de l’incertain ».

Éprouvant désormais la mélancolie comme énergie créatrice, le sujet moderne doit renoncer à ses tentatives d’élévation. Surmonter son désir de trouver « une aile vigoureuse » pour « s’élancer vers les champs lumineux et sereins ». Icare cassé, le poète ne peut que pleurer sur ses rêves d’« un libre essor ». Et, comme Le Tasse dans le tableau de Delacroix, mesurer « l’escalier de vertige où s’abîme son âme ». C’en est fini de cette « agilité » qui, dans l’ancienne mythologie, permettait à « l’homme et la femme » d’exercer « la santé de leurs nobles machines ». Le sujet de la mélancolie moderne reste inconsolable de perdre de vue « ces temps merveilleux où la Théologie / Fleurit avec le plus de sève et d’énergie ». L’ultime « Projet de préface » se résigne à regret à présenter Les Fleurs du Mal pour ce qu’elles sont. Un « produit discordant de la Muse des Derniers jours ». Pour comprendre les raisons historiques de cette nostalgique fascination, il n’est, par exemple, que de revenir au poème qui relie Correspondances aux Phares. Ce n’est pas sans répulsion que « le Poète » qui parle dans J’aime le souvenir de ces époques nues se force à « concevoir » la poétique moderne du sujet.

« Nous avons, il est vrai, nations corrompues, / Aux peuples anciens des beautés inconnues / Des visages rongés par les chancres du cœur, / Et comme qui dirait des beautés de langueur ; / Mais ces inventions de nos muses tardives / N’empêcheront jamais les races maladives / De rendre à la jeunesse un hommage profond. » Dans la mythologie de la vie moderne dont Baudelaire s’efforce désormais de mettre en œuvre le programme poétique il s’agit de faire rimer langueur et vigueur. De trouver une langue, comme dira(it) Rimbaud, pour cette « pauvre muse » aux « yeux creux ». Maintenant qu’elle est « malade », sa manière de parler ne peut pas ne pas être profondément affectée. Autre corps, autre rythme. D’où cette déception de constater qu’il ne sert plus à rien, vous savez, d’adresser encore à la Muse ancienne pareille prière surannée : « Je voudrais qu’exhalant l’odeur de la santé / Ton sein de pensers forts fut toujours fréquenté, / Et que ton sang chétien coulât à flots rythmiques / Comme les sons nombreux des syllabes antiques, / Où règnent tour à tour le père des chansons, / Phœbus, et le grand Pan, le seigneur des moissons. »

C’est en effet avec « paysages parisiens » que, dans l’édition de 1861, le poète de la vie moderne devra « composer » d’autres « églogues ». Il appellera donc Muse, « les fleuves de charbon » que chaque citadin voit « monter au firmament ». « Fantasque escrime » que ces « hasards de la rime » qu’il faut désormais apprendre à flairer « dans tous les coins » et recoins du « vieux faubourg ». Le paysage de la nouvelle mythologie de l’énergie créatrice n’est plus, en 1861, le jardin de l’Ennemi où reste « bien peu de fruits vermeils ». Mais la ville de Crépuscule du soir où « la Prostitution s’allume dans les rues ». Dans Spleen et Idéal, un poème de l’édition de 1857 me paraît significativement faire la transition entre ces deux mythologies du rythme. Dans Une nuit que j’étais près d’une affreuse Juive le sujet baudelairien participe à la fois du régime antique et du régime moderne de la beauté. Sa propre pensée se trouve, et dans son intimité même, activement traversée par cette division. Si le « corps vendu » de la prostituée près de laquelle il est « étendu » porte - au point d’être comparé à « un cadavre » ! - les marques morbides du corps moderne, en revanche, « la triste beauté dont /s/on désir se prive » se caractérise par la « majesté native » propre, selon l’érotique baudelairienne, aux femmes antiques.

Aussi l’activité fantasmatique du sujet désirant privilégie-t-elle encore, chez « la reine des cruelles », « son regard de vigueur et de grâces armé, / Ses cheveux qui lui font un casque parfumé, / Et dont le souvenir pour l’amour /l/e ravive ». Ce n’est qu’avec l’édition de 1861 que s’accomplit définitivement cette difficile rupture avec l’ancienne mythologie de l’énergie créatrice. Si l’ajout de la section Tableaux parisiens à la primitive « architecture » des Fleurs constitue, pour la poétique baudelairienne, un tournant, n’est-ce pas parce que, dans ce nouveau paysage où circulent des corps à la beauté défigurée, « tout, même l’horreur, tourne aux enchantements » ? La fascination que va, par exemple, éprouver le sujet pour « les petites vieilles » révèle une irréversible conversion du désir baudelairien. Une définitive identification du sujet à ces « ruines » qui constituent, désormais, sa « famille ». Une radicale acceptation d’une autre énergie. Énergie créatrice en voie d’épuisement. Énergie détraquée caractérisant la pensée propre aux « cerveaux congénères » de ces « Éves octogénaires » (qui valent, pour parler comme Jean Starobinski, comme « répondants allégoriques » du poète). Ce sujet qui n’hésitera, vous savez, à se comparer à « ces femmes sensibles et désœuvrées » postant des lettres à des chers disparus, a sans doute fini par ne plus trouver autre chose, dans l’écriture, qu’une énergie pour la mort.

Changement de décor et de corps, la substitution du « vieux Paris » à la Nature de l’idylle traditionnelle correspond donc au passage du régime ancien au régime moderne de l’énergie poétique. Dépression de l’expression. Une énergie destructrice présidera, désormais, à l’activité créatrice. La mélancolie comme origine du lyrisme à venir. C’est le nouveau pacte que, au seuil des Tableaux parisiens, scelle un poème comme Le Cygne. Puisque rien ne bouge dans sa mélancolie, le sujet baudelairien choisit de faire de cette immobilité bilieuse le paradoxal mouvement de son poème. C’est par son désœuvrement même que ce sujet vacant va s’ouvrir à la négativité dont s’avère irrémédiablement affectée la vie moderne. « Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie ». Allégorie de quoi ? De cette énergie à rebours dont, faisant le deuil de la vigueur antique, Baudelaire comprend que, non seulement elle caractérise la langueur moderne, mais qu’elle constitue surtout la matière explosive propre à son expérience de l’impossible. Cette expérience de « quiconque a perdu », comme le rappelle Le Cygne, « ce qui ne se retrouve / Jamais, jamais ». Écrivant de tels « tableaux parisiens », Baudelaire sait, en 1859, qu’il ne retrouvera jamais cette positivité mythique de l’ancienne énergie à quoi, dans son ambition la plus aveuglée, a pu prétendre encore le lyrisme romantique.

« Dans les plis sinueux des vieilles capitales », la souveraineté n’est plus l’affaire d’une présence solaire et opulente. « Barbe, œil, dos, bâton, loques ». Le poète doit faire avec l’absence, la nuit, le manque. Le rythme compose avec un poème amaigri. Le sujet lyrique a désormais le souffle court. Le souffle coupé. Comme, devant l’apparition de « ces spectres baroques », le promeneur épouvanté qui parle dans Les Sept Vieillards. Ce sujet hanté par les « fantômes parisiens » qui - à l’insu des « monstres disloqués » dont il « surveille » les mouvements de « marionnettes » - « goûte », vous savez, « des plaisirs clandestins ». Les « petites vieilles » qui sont la proie de son voyeurisme deviennent en effet l’allégorie de cette énergie à l’envers auquel le poème va désormais demander son bizarre élan. Ce mouvement renversant fait la fascination du « rôdeur parisien » qui, entrevoyant « un fantôme débile » pendant sa promenade, imagine que « cet être fragile / S’en va tout doucement vers un nouveau berceau ». L’énergie ruineuse qui met en branle le lyrisme moderne est celle qui, dans la vieillesse même, recherche une autre renaissance. Telle est la poétique oxymorique que, et de plus en plus résolument, Baudelaire va, dans Les Fleurs du Mal, mettre en œuvre.

Dès le second poème des Tableaux parisiens cette problématique était déjà posée. En effet, dans Le Soleil, l’astre du jour est comparé au « poète » en ce que, conformément à l’antique mythologie, il « éveille dans les champs les vers comme les roses », mais aussi en ce que, conformément à la mythologie moderne, « il descend dans les villes » pour ennoblir « le sort des choses les plus viles ». Et, dans cette seconde perspective, la moindre de ses actions n’est pas, vous vous en doutez, de rajeunir « les porteurs de béquilles ». De les rendre « gais et doux comme des jeunes filles ». Peut-être, recevant Les Fleurs du Mal, Flaubert fut-il aussi sensible au singulier renversement auquel travaillait un tel livre. Il remercia significativement Baudelaire d’avoir trouvé « le moyen de rajeunir le romantisme ». Pareille poétique du rajeunissement ne vous paraît-elle pas caractériser l’invention propre au sujet baudelairien pour redonner au lyrisme moderne une autre énergie ? L’énergie noire d’une vitalité convulsive. C’est la vitalité sans vitalité de « l’Ennui » qui, dès Au Lecteur, permet, « dans un baîllement », d’avaler le monde. L’obscure vitalité de l’orage qui, dans L’Ennemi, « creuse des trous grands comme des tombeaux ». La vitalité rouge de Lady Macbeth que L’Idéal présente comme une « âme puissante au crime ».

C’est encore, bien sûr, la répugnante vitalité de « la carcasse » en décomposition » dont les « vivants haillons », dans Une Charogne, dégoulinent de « larves ». La vitalité mortifère qui, dans leur « fureur », pousse les amants « ulcérés » de Duellum à transformer en duel leur duo. « Afin d’éterniser l’ardeur de /leur/ haine ». La vitalité résurrectionniste qui fait jaillir « toute vive une âme qui revient ». Quand « parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient ». La vitalité fêlée de la voix du sujet lyrique. Quand « elle veut de ses chants peupler l’air froid des nuits », cette voix impossible ressemble « au râle épais d’un blessé qu’on oublie / Au bord d’un lac de sang, sous un grand de tas de morts / Et qui meurt, sans bouger, dans d’immenses efforts ». La vitalité spleenétique de « ce jeune squelette » au désir désastreux - de « ce cadavre hébété / Où coule au lieu de sang l’eau verte du Léthé ». La vitalité sadique de cet amant masochiste qui, dans L’Héautontimorouménos, menace de frapper sa partenaire « sans colère / Et sans haine, comme un boucher », pour faire, dans « ses pleurs salés », nager son « désir gonflé d’espérance ». La dévorante vitalité de la vie même qui finit par signifier son arrêt de mort au « vieux lâche » qu’incarne, selon L’Horloge, le sujet du désir.

De cette ruineuse vitalité le sujet baudelairien a donc éprouvé qu’elle est autant l’énergie de l’ennui que le travail de la mort. Ce lyrisme négatif a, comme vous savez, le dernier mot dans Les Fleurs du Mal. C’est celui, par exemple, d’un des ultimes poèmes apportés par l’édition posthume de 1868. Madrigal triste contient, en effet, la formule de cette vitalité maudite dont Baudelaire aura choisi de ne pas protéger sa propre expérience poétique : « L’orage rajeunit les fleurs. » Dans le jardin que cultivait en secret le poète qui parle dans L’Ennemi l’orage avait « fait un tel ravage » que, vous vous en souvenez, la pousse même de « fleurs nouvelles » paraissait menacée. La Mort des artistes concluait encore l’édition de 1857 sur l’étrange espoir que, « comme un Soleil nouveau », la Mort fasse, dans le « cerveau » des créateurs, « s’épanouir les fleurs ». Paru pour la première fois en mai 1861, Madrigal triste tire de cette poétique de la destruction créatrice la radicale conclusion que je viens de vous rappeler. Encore convient-il de noter que si « l’orage rajeunit les fleurs », c’est comme « les pleurs / ajoutent un charme au visage ». Le sadisme propre au sujet baudelairien trouve dans ce madrigal à rebrousse-poil l’occasion d’une de ces « galanteries » qui font souvent de son lyrisme amoureux un exercice de la cruauté.

C’est d’ailleurs dans un des poèmes significativement recueillis dans Galanteries que, et dans toute sa crudité, vous trouverez l’ultime expression, sans doute, de ce désir quasi tératologique pour une femme que l’âge a commencé de changer en « vieux monstre ». S’adressant à sa « vieille infante » le sujet confesse, en effet, préférer, « aux fleurs banales du Printemps », les « fruits » de l’« Automne ». Trouvant « des grâces particulières » à cette « carcasse » qui n’est plus celle d’« un tendron », il s’avoue fasciné par sa « jambe musculeuse et sèche » qui, « malgré la neige et la dèche », sait « danser les plus fougueux cancans ». Composé en 1866, Le Monstre, un des derniers poèmes en vers de Baudelaire, propose une version agressivement satirique de cette énergie négative qui me paraît donner son rythme au lyrisme convulsif dont est traversé, de part en part, un livre comme Les Fleurs du Mal. Ce poème aux allures de galanterie scandaleuse n’a d’ailleurs pas d’autre conclusion qu’une (cynique ?) provocation. Le sujet baudelairien justifie sa passion pour cette « très chère » qui n’est « plus fraîche ». Dans ce « vieux chaudron », « bouillonnent » encore les énergies du désir : « Le jeu, l’amour, la bonne chère ». Voici la dernière déclaration d’amour d’un poète fasciné jusqu’au sarcasme par la beauté décomposée : « « Voulant du Mal chercher la crème / Et n’aimer qu’un monstre parfait, / Vraiment oui ! vieux monstre, je t’aime ! »

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La rêverie critique dont lui vient son mouvement arrivant maintenant à son terme, je voudrais revenir au commencement de cette lettre qui m’a permis - cher Claude Pichois - de relire avec vous quelques-uns des poèmes où Baudelaire a singulièrement aiguisé, dans Les Fleurs du Mal, les paradoxes propres à l’énergie lyrique. Si « persistait malgré tout » - comme vous l’écrivez dans votre étude intitulée L’Univers des « Fleurs du Mal » - dans l’édition de 1857 « une jeunesse confiante », il me semble que, perdant cette confiance, précisément, dans la jeunesse même du poème, l’édition de 1861, et, avec plus d’ironique cruauté encore, les vers apportés par l’édition posthume de 1868, prenaient acte d’une double vieillesse de l’expérience et de l’expression. Ce brusque vieillissement ne me paraît pas sans lien, vous l’aurez compris, avec une « difficulté créatrice » dont, et l’un des premiers, vous aurez fait remarquer que, chez ce poète étrangement désœuvré, elle constituait le rythme d’une écriture en chute libre dans les gouffres de sa propre impuissance. Je continue d’être, vous le savez, bouleversé par la réplique que, sentant chaque année davantage la parole lui manquer, Baudelaire choisit d’opposer à ce qu’il aura sans doute vécu comme un défaut fondamental de sa pensée. Le poète au cerveau ruiné n’aura pas trouvé d’autre remède à sa « maladie secrète » que de donner la parole à cette énergie noire dont chaque poème tente, pourtant, de sublimer la ravageuse puissance. S’adressant à sa mère le 6 mai 1861 - et c’est une des lettres les plus cruciales pour une intime compréhension de Baudelaire - il formule significativement cette interrogation qui vaut pour son œuvre parce qu’elle vaut pour sa vie : « Le rajeunissement est-il possible ? toute la question est là ? »

Choisissant de faire de la création avec de la destruction, Baudelaire reste moderne parce que sa poésie ne sépare jamais la rime et la vie. Il comprend, entre 1857 et 1861, que son destin lui fait une intraitable obligation : incorporer à sa parole elle-même l’énergie négative de l’autodestruction qu’implique la radicale expérience de l’impossible dans laquelle sa propre existence l’aura dramatiquement engagé. Quand paraît - toujours privée, bien sûr, des six pièces condamnées par le procès de 1857 - l’édition de 1861, Baudelaire a quarante ans. Il a plus de souvenirs que s’il avait mille ans. Les photographies que l’on connaît de lui montrent un visage détruit. Il vient de recueillir dans Tableaux parisiens ses plus beaux poèmes - et quelques-uns comptent, encore, vous le savez, parmi les plus admirables de toute notre poésie. Ces poèmes, on n’a pas assez remarqué que Baudelaire les a littéralement arrachés, me semble-t-il, au désastre. Certains d’entre eux contiennent même une prophétie de la catastrophe à venir. Ce n’est plus du jeu, la poésie. Ça ne l’a jamais été. « Le noir tableau » que, dans son sommeil troué de cauchemars, voit le sujet qui tente, dans Le Jeu, de redonner un sens à son effroi, ce « rêve nocturne » se passe de commentaire. Baudelaire y voit la limite de son ultime pari poétique, rajeunir sa façon de vivre et d’écrire en accueillant les énergies mortifères de la vieillesse. N’avait-il pas accompli, et dès les premiers poèmes finalement recueillis dans l’édition de 1857, la même opération avec les puissances convulsives du spleen ? Il se découvre dans, Le Jeu, définitivement séparé de la vitalité fiévreuse de ces « courtisanes vieilles » comme de « la funèbre gaieté » de ces « vieilles putains ». « Enviant de ces gens la passion tenace », le voici déjà voué au vide dont, avant même l’aphasie de 1866, il pressent qu’il a déjà commencé de l’envahir. La « difficulté créatrice « est, pour reprendre - cher Claude Pichois - vos propres termes, tellement devenu « l’objet » de sa poésie que Baudelaire lui-même n’est plus, dans ce poème, qu’un objet, en effet, de la difficulté d’être et de parler. Vous connaissez ces vers où le sujet baudelairien se dédouble de la plus irrémédiable façon : « Moi-même, dans un coin de l’antre taciturne, / Je me vis accoudé, froid, muet ».

Toulouse, 28-31 octobre 2002

9 janvier 2005
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