Jean-Marie Barnaud / Quel orient pour le poème ?

Ce texte est mis en ligne conjointement avec "Poème est présence", d'Alain Freixe.

Sur le travail à quatre mains d'Alain Freixe et Jean-Marie Barnaud :
Hans Freibach sur Jaccottet chez chantier.org
Hans Freibach sur André du Bouchet , remue.net

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La voix d’Henri Michaux:
" L’homme modeste ne dit pas je suis malheureux l’homme modeste ne dit pas
nous souffrons
les nôtres meurent
le peuple est sans abri
il dit nos arbres souffrent"

Quel orient pour le poème?

 

Et donc, elle en aurait un.
Et nous tous, mes amis, qui le cherchions depuis tant d’années - et autant dire depuis toujours - nous serions sur le point, sinon de le saisir, du moins de l’approcher, peut-être de l’entrevoir.
Il se révélerait à nous comme à Ulysse le rivage d’Ithaque. Comme, à l’amoureux, les yeux qu’il avait cru perdre dans la grisaille des jours.
Comme, au coeur de la foule qui tressaute, un regard soudain plus clair que tous les autres fuyants.
Un regard qui fait tomber du ciel sur la suie des murs.
Qui fait vibrer, et tenir, une note, sous la rumeur sombre où l’on s’enlise (bruits de la ville, quincaillerie des tôles allongées sur la voie rapide, cliquetis des claviers, buée des écrans...).
Tant de grilles.
Et donc, oui, elle en aurait un.
Un visage.
La poésie.


Mais comment.
Et où donc.
Montrez-le moi.
Depuis le temps.
De quel décor va-t-il surgir.
Sur quelle toile se lèvera-t-il, "riant au ciel riant", gracieux, lisse et rond comme le soleil de quatre heures du côté de la Corse, là où la mer se courbe.
Est-ce là qu’il devrait apparaître. Là qu’il faudrait l’attendre.
Ou bien si c’est sur fond de tag, à l’Ariane, derrière les murs grumeleux dressés comme des falaises de solitude sur les coursives.
Sur les caves resserrées comme les gorges qui n’ont plus même le goût de crier ni de se plaindre.
Ni le goût, ni la raison, ni la soif ni la faim.
Je dis le mot qu’il faut. Je dis viol.
Oui, où donc ce visage, amis.
Dans la seringue qui traîne sous le banc du square.
Dans les bras d’allumettes qui zèbrent l’écran de vingt heures, mais si vite que c’est à peine...
Dans les yeux de la vieille édentée qu’on ballotte d’un col à l’autre, et l’on tire dans la neige ce traîneau d’os par peur des Serbes, par peur des Bosniaques, par peur des Croates.
Par peur des loups à peau brune.
Je lis bien ce que je lis.
Et c’est: "Tchétchénie agir avant qu’il ne soit trop tard."
Et c’est: Grotte de Bethléem: "où l’on allume des cierges sans un regard pour la vieille Arabe, genoux en terre, qui gratte et ramasse la cire. "
Oui, mes amis : quel orient pour le poème.

 

Et ceci, je l’écris dans le train, retour de Clermont, ce mercredi 22 mars, an 2000:
Fumées d’usines, hangars de tôles, paillers bâchés de plastique, et les pneus contre le vent, corbeaux et buses sur les fils, gui aux arbres, clochers pointus comme pour filer leur laine aux nuages, petits chemins de sable dans les bois, et puis les arbres encore, arbres décapités, arbres à terre, arbres dressés.
Et c’est alors que je l’entends dans sa Distance.
Claire, juste, sans concession.
Mais douce aussi.
Voix de sourcier.
La voix d’Henri Michaux:
" L’homme modeste ne dit pas je suis malheureux l’homme modeste ne dit pas
nous souffrons
les nôtres meurent
le peuple est sans abri
il dit nos arbres souffrent"

Et c’est d’un coup le visage!
Oui, mes amis, le visage imprévisible, l’improbable visage du poème.
Qui tient.
Qui résiste. Qui résiste.
Qui peut dire non.
Simplement.
Modestement.
Non : d’un simple signe de tête.
Qui peut dire oui, aussi.
Qui résiste.
Comme le ferait un ange.
Modestement.
Et qui dirait ceci encore:
Mon visage,
vous ne le verrez jamais.
Il faudra vous en tenir à ce savoir. A cette sagesse:
je suis seulement un visage que l'on écoute. Cela est-il possible.
Et mieux encore:
Je suis un visage du silence.

Alors je dis le mot qu’il faut.
Je dis : amour.


J.-M. Barnaud, 19-23 mars 2000