Isabelle Bonat-Luciani | Vierge

Cette image, je l’ai prise début janvier 2014. Passant devant ce petit parc, j’ai vu ce banc déserté. Puis, après quelques pas, j’ai fait demi-tour, j’ai attendu quelques instants. Et j’ai pris cette image. Un peu inquiet, un peu terrifié. Et plus tard, un peu amusé me rendant compte que l’image (celle vue, celle prise) était une surface de projection. Ce qui avait vacillé en moi était l’idée de la disparition. Parce que j’ai toujours été très ébranlé et inquiété par les chaussures laissées dans la rue, souvent au bord d’un trottoir, par les vêtements étalés dans l’absence des corps sur d’autres trottoirs ou routes des villes. Mais l’on pourrait sans doute envisager d’autres interprétations, d’autres chemins d’imagination...
J’ai donc soumis la photographie autour de moi à différents auteurs avec comme proposition la saisie libre de cette image. Voici donc une variation d’écriture et de lecture.

Sébastien Rongier


Isabelle Bonat-Luciani | Vierge



Ça faisait des années que je n’avais pas pris le train.
Quand on allait quelque part, on prenait la voiture. Le train à cinq c’était trop cher. Partir seule, pour aller faire quoi, voir qui et aller où ?
Il m’avait fait prendre celui de la première heure parce que c’était le plus économique, en râlant d’avoir à s’occuper des gosses, tout ça parce que madame s’était mis en tête d’aller chercher un travail, comme si ça ne suffisait pas de filer un coup de main à la boutique.
Il avait quand même fallu que je me trimballe avec son sac pour le déposer chez sa mère, parce qu’il n’aurait pas le temps, lui. Passe encore que je perdre le mien pour un entretien mais faudrait assumer après, et son entraînement, hors de question qu’il le loupe.
J’étais à l’heure. On ne m’a pas fait patienter longtemps.
J’avais répété avant, posé la voix, les mains sur la table en cas de panique (je l’avais lu quelque part sur des forums en douce).
Il ne me regardait pas quand il parlait, ses mains n’étaient posées sur rien, "je serai disponible, je pourrai être très disponible, je pourrai venir tôt ou partir tard", ces phrases sortaient de ma bouche tel un aveu, elles glissaient mes impuissances, elles transpiraient le pardon pour une faute que je n’avais pas encore commise, sinon de me trouver là, comme quand la main au bout d’un geste brusque vient tomber sous une colère aveugle et qu’on croit pouvoir arrêter par un mot réflexe. Peut être que c’est le contraire, qu’ils finissent par devenir des encouragements, des petits bouts de zèle.
J’aurais voulu revenir en arrière, reprendre, raturer mes phrases, recommencer autrement mon histoire.
Les mains libres, la voix haute, un air de tout devant mes riens, il assenait mes manques comme des tours de passe-passe, ton tour est passé et je n’ai aucune formule magique à souffler.
Je n’ai pas su quoi répondre quand il m’a dit "quand on veut on peut", ni même s’il fallait vraiment répondre ou attendre que sa voix soit si haute qu’elle vienne me briser au coin de ma bouche.
J’ai fini par esquiver ses mots, ses mots que je ne comprenais plus, ses mots qui m’effaçaient de plus en plus comme un jour de grand vent efface les dernières traces de vie sur le sable.
Quand il m’a serré la main, je n’ai plus su si je faisais réellement partie du monde ou pas.
J’ai ravalé mes inutiles, ôté mon rouge à lèvres mis pour l’occasion, repris cette fille qu’on ne sait pas quoi en faire.
Il m’a dit "ce qui devait arriver est arrivé, avec tes conneries tu nous a fait perdre 25€, tâche au moins d’être à l’heure". J’ai ravalé le mot réflexe, il était suffisamment coincé dans mes bronches.
Je suis allée me promener dans ce parc.
Je me suis assise sur un banc.
J’ai tout sorti pour trouver mes cigarettes.
J’ai fumé.
J’ai loupé mon train.
J’en ai fumé une autre.
J’ai loupé le suivant.
Il y avait cet arbre nu d’hiver, un bel arbre bien droit et des centaines d’oiseaux alignés, chacun ayant l’air d’avoir trouvé sa place sans mystères. Puis d’un seul élan, ils ont tout emporté au loin très haut.
Je me suis levée, en essayant de faire comme les arbres, de me redresser pour avoir l’air d’être quelqu’un.
J’ai pris mes cigarettes et je suis partie.
Et sur ce banc, j’ai laissé ce qui ne m’appartenait plus.
Une veste bleue, une boîte à chaussures, un sac et mes renoncements.
Et c’est nue que je suis entrée dans le présent.

Isabelle Bonat-Luciani

On retrouve l’ensemble des contributions ici.

28 janvier 2014
T T+