Et réciproquement (Sur Michel Deguy)

C’était un mardi, le 27 septembre 2005 pour être exact.
Le ciel, bas et lourd, laissait filtrer quelques beaux rayons pour éclairer l’Abbaye d’Ardenne. Michel Deguy était l’invité de la soirée. Martin Rueff [1] et moi étions là pour parler de l’oeuvre du poète et du philosophe. Avant de se retrouver devant une soupe et un verre, nous avons parlé et nous avons écouté Michel Deguy. La soirée fut belle, l’accueil de l’IMEC, impeccable et chaleureux.
Voici les quelques mots lancés sous les voutes du précieux institut.
Mais on retrouve également sur remue.net l’ensemble du dossier consacré à Michel Deguy.


   Michel Deguy © Sébastien Rongier

Et réciproquement… (Michel Deguy)




L’écriture de Michel Deguy se caractérise par un dialogue constant et fragile avec le monde.
Qu’entendre par « écriture » ? Un dialogue, une tension, un rapport incessant entre la poésie et la philosophie. Ce que j’entends par « écriture », c’est ici une expérience qui contrarie les catégories.
On est philosophe.
On est poète.
On est traducteur.
On est éditeur.

Qui est Michel Deguy ? Rien de tout cela puisqu’il vient contrarier ces place fortes.
Michel Deguy est un cycliste. Michel Deguy est un citadin voyageur. Mais ceci est une autre histoire… peut-être pas tout à fait, il faudra y revenir.

Pour Michel Deguy, le travail philosophique est poétique. Et réciproquement.
Mais attention cette réciprocité ne fonctionne pas comme un retour à un point de départ. C’est une réciprocité qui repose sur la contrariété. Elle est « sans retour » car elle est toujours dans une forme de débordement.

Michel Deguy écrit dans Au jugé (2004) : « [L’]injonction de Mallarmé (« donner un sens plus pur aux mots de la tribu »), notre loi, n’est pas celle d’une purification par purisme ; bien plutôt s’agit-il, nous le savons par son œuvre, d’une multiplication sémantique par débordement, par « allumage de feux réciproques », par mains tendues vers l’autre, par jeux contre la monotonisation, la déconnexion, la simplification. » (p. 94)

Cette réciprocité est ici celle d’un voyage, d’un mutuel et d’un partage plutôt que d’une stricte symétrie.

Michel Deguy est ce voyageur-là, un cycliste baudelairien qui ne va pas « au ciel » de la poésie ni des idées. Il ouvre un débat infini dans le monde, avec le monde, pour le monde. C’est pourquoi le rapport entre philosophie et poésie est plus une complexité qu’une symétrie. Plutôt que de parler de deux bords, il faut imaginer les deux bordures d’une géographie mouvante.

BORD
(extrait de Gisant, 1985)

Pourquoi revient cette formule aimée
« Au bord du monde encore une fois »
Qu’est ce bord, qu’est-ce « bord », être-au-bord
La bordure chez Baudelaire et
La terrasse des princes de Rimbaud
Avec vue sur le monde et le tout comme
Ayant passé par ici qui repassera par là


La pensée de Michel Deguy est poétique. Comme il le dit dans l’Impair (2000), « la poésie est pensive ». Il s’agit avec la raison poétique d’entrer dans ce débordement et d’envisager la pensée et le langage comme rapprochement et relation. C’est pour Michel Deguy « une extension de la possibilité sur le monde » (La raison poétique, 2000, p. 27).
La raison poétique est une poétique du dérèglement critique. C’est un débat contre l’opinion. L’action poétique est ici une forme de jugement (une forme de critique) dans et par la langage.
Cette critique, c’est celle d’une poétique de dérèglement de la circulation classique. Il s’agit de déplacer. En dérangeant les places, en brouillant les catégorie, Michel Deguy est à la recherche d’un commun dans l’expérience poétique de cette raison ardente.
Par sa poétique du décrochement, de l’écart et du déplacement, la raison poétique est une relation avec le monde. Cette relation est complexe. Elle fonctionne par intensification dans le langage afin de rendre les choses DISPUTABLES.
Michel Deguy en résumant l’idée de la raison poétique, convoque le disputable et le dérèglement :

La pensée poétique précieuse, comme on a pu dire jadis, endure le déchirant en se portant aux extrêmes où s’oxymorise le véri-faible. Sa tâche est d’inventer, dans l’échauffourée des contradictions confuses, les contrariétés originales, irréductibles, où l’être se disjoint à nouveau « pour nous » c’est-à-dire pour « aujourd’hui ». La poésie peut y aider ; une « raison poétique » dont la logique et la critique (pour reprendre les mots de Kant), philosophique et poétique calculent et évaluent l’impureté.


Au jugé : « pour une raison poétique » (p. 88-89)

Le disputable, c’est donc ce dialogue fragile et nécessaire qui s’exprime dans le débordement poétique.
Je pense par exemple au poème « alarme » dans Gisant.

Ce disputable, c’est le sens même de ce mouvement que Baudelaire appelle « le voyage », ce débordement animé de l’énergie du désespoir qui in-fini, qui ne termine pas les Fleurs du mal.

Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !



Pour comprendre ce que ce voyage en forme de débordement implique, il faut immédiatement rapprocher ces vers de la fin d’un autre texte de Michel Deguy : l’iconoclaste (1998) dans Poésie III.

L’imagination est l’hôte de ’inconnaissable
Ayant plongé au fond de l’inconnu
Elle en revient en poèmes chez les humains
Leur dit avec les images
C’est inimaginable mais c’est comme ça.


C’est donc « comme ça ». Michel Deguy se jette à corps perdu (entendez « à corps perdu de langage ») dans la contrariété du voyage pour en saisir, dans la dispute, un commun. Ce commun, c’est le « mon semblable » baudelairien. Il ne se fonde qu’à partir d’un trouble et d’une incertitude.

Le poète rêvait d’un état vivant de la langue, mouvant fluide, en expansion et ainsi en continuité avec son propre dehors. C’est par métaphore, selon l’usage trivial de ce mot, qu’on parle de corps-de-la-langue — qui n’est pas un corps ; quand bien même la voci-fération, la diction fait passer l’un dans l’autre le corps et la langue. Comment « toucher », remuer, atteindre ? Et comme on ne bouge pas les choses, là-bas, directement, avec des phrases (« magiquement »), il s’agit de troubler les esprits. Communiquer, dites-vous ? Mais pas des informations. Non, mais le feu. Or j’ai beau avoir la tête et les joues en feu, le langage ne brûle pas, parlant de feu, de flamme, de fièvre. Comment passer le feu ; mettre en feu la bibliothèque ?

(L’Impair)

Il y a chez Michel Deguy un dialogue, chaque jour entretenu par le feu contradictoire de la raison poétique. C’est ça pour lui « être dans le langage ».
Vous pensez qu’avec une telle expression, je vais chausser des sabots heideggériens, poser des interrogations ontologiques et convoquer tout un arsenal philosophique complexe.
Pas du tout.
Etre dans le langage avec Michel Deguy, c’est être dans le monde, dans le rythme d’une vie. Je l’ai déjà indiqué : Michel Deguy ne tient pas en place.
Que signifie ce « ne tient pas en place » ?
Cela veut dire qu’il ne reste pas à une place (il est cycliste !).
Cela veut dire qu’il n’est pas extérieur ou en retrait. Il n’est pas dans le ciel de l’écriture.
C’est pourquoi un livre comme Au jugé a toute son importance car il est le témoignage de cette raison poétique en acte quotidien. Il y déploie la même énergie, une énergie sans illusion, mais l’énergie tout de même de penser à « l’à-venir » c’est-à-dire en somme, ce commun de « semblable » réunis aux bordures d’une utopie sans utopisme.(cf. Au jugé p. 104)

Pour comprendre l’articulation et le mouvement qui inscrit le poétique de la raison dans l’écriture des chroniques de Au jugé, je vous invite à lire le chapitre « Paysage » (p. 127) qui me semble exemplaire de cette réciprocité débordante.

« Les merveilleux nuages » (in Spleen de Paris)

Les oiseaux sont dans l’air, les poissons dans l’eau. Où sommes-nous ? En plan. Nous sommes les seuls à tomber. Poissons et oiseaux, verticaux, montent et descendent, arpentant le trièdre avec douceur, comme on se penche ou se glisse. J’aime les mouettes, les merveilleux oiseaux. Le poisson, dragon chimérique, ondule des bords.
Nous n’avons pas la verticale. À nous la chute. Nous les plats. C’est nous les animaux machines, bien sûr, qui reconquérons la verticale, à contre-chute.
Notre milieu est psychique. Il est à traverser, lui aussi. Les choses sont dans la psyché. La mer est bleue, disons couleur mer. Pour tous. C’est ça la réalité. Les rives.


C’est donc « comme ça ». Michel Deguy n’est pas un poète ni un philosophe. C’est un cycliste. La raison poétique est un voyage.
C’est une contre-chute sur laquelle il est impossible de conclure.

25 novembre 2006
T T+

[1Rappelons que Martin Rueff est également l’organisateur du colloque L’allégresse pensive. Michel Deguy, poétique et pensée, tenu à Cerisy du 22 mai au 28 mai 2006. En attendant prochainement les actes, on doit lire le recueil de poèmes Comme si quelque, publié par Martin Rueff aux Editions Comp’Act en 2006. Mais on en parlera bientôt.