Duras | Duras et la divorcée Brabant, par Caroline Sagot Duvauroux/2

Lire la première partie


Je remercie Julien Doussinault du travail qu’il poursuit autour de l’oeuvre de Hélène Bessette, où j’ai puisé science et compagnie de lecture. Son mémoire de DEA sur Hélène Bessette qu’un hasard amical a mis sous mes
yeux, a abondamment servi cette cause et mon plaisir àla relever. C.S.D.


50. Cependant que le roman va au nouveau comme au taureau. Il ne s’agit pas du nouveau roman, on ne fait pas l’amour dans une école même neuve. En marge du drame, pour saisir le drame. Un roman dont la grandeur résiderait ailleurs que dans l’abjection, l’insuffisante intelligente abjection...
Loin de la fatigue de ceux qui savent...
L’université produit des tonnes d’écrivains. L’amant est ailleurs, ne peut se contenter des amours diverses ni des érotismes composés, chantés àl’imparfait et au passé simple !
Le nouveau exige l’effort d’affà»t.

51. (pour l’histoire, si) Saint-Germain-des-Prés devient le reflet des artifices littéraires. Une république des lettres où tout le monde circule, mais où on lui demande àelle ses papiers.... Immigrée dans sa propre phrase. Hybride.

52. Ne pas traiter la hantise psychologique de l’exclusion. S’il y a histoire, ce sont de petites notes factuelles. C’est au sein de l’écriture que sont mobile et crime (suicide ? règlement de comptes ?)

53. (pour l’histoire, si) HB devient professeur de conversation française dans un institut chic, Le Grand Verger, àLutry par exemple. À peine roman anglais sur le Léman, avant de pénétrer sombrement dans sa Suite fasciste. L’obsession, la vraie. Si.

54. Changements d’adresses. Les villes défilent, exils insignifiants genre Strasbourg, Saint-Victor-la-Coste, Paris, Wimereux, Château-Thierry . Listes et vitesse.

55. (Il faut du son, de la musique électronique, du théâtre total et cynétique, des équations, du franglais.)

56. Chaque départ est un échec. La fin précède. La phrase échoue.
que j’en sois revenue est certainement un succès, le seul. Dirait-elle.

57. (pour l’histoire, si) Elle est employée chez le médecin attitré de Mussolini pendant deux ans.
À faire... des tas de choses que je ne sais pas faire.

Menace fasciste en sourdine. Obsession. Toujours légitime obsession.
Change d’adresse change d’adresse. Nobody care, dit-elle.

58. Monde àl’envers en vers, elle dit.

59. Sa vie complote son propre effacement pour échapper àla situation intolérable d’être un personnage effacé.
Anonymat notoire. Réussite qui est un échec et non l’inverse voilàle drame.

60. Quelle évasion quel exil ?
Recommencer sans cesse chaque chose, pour un présent continu ? Fractionner le rythme, répéter, exagérer. L’acte sexuel, la plus stricte intimité sont au texte.
Ce qui reste de la phrase
tronquée renversée

61. Veut échanger l’Å“uvre contre l’oubli.
et si je dois être la seule révolutionnaire de l’endroit eh bien ma foi je le serai
Aurait de la révolution, une façon, mais tout àfait inaperçue autant dire inutile : drame.

Voix off. Car ne nous y trompons pas. Nous sommes environnés par les murs du vide, aussi, et la sanction de l’indifférence générale nous attend. Le scandale est superfétation. Finalement la fosse commune est au bout de cette histoire-làcomme au bout de n’importe laquelle. On en tremble pareillement. Et le dernier cri des amants séparés, le dernier toute honte bue, tout scandale oublié, il sera païen. C’est pour les à-côtés de la chose quand l’espoir est encore permis et qu’on se soucie encore de son honorabilité, que la chose est plus visible : le qu’en-dira-t-on, alors, ce n’est pas le voisin, c’est Dieu.

62. Qui est le mari si le roman est l’amant ?
L’amant suffit-il ?

63.
Comme dans un rêve
Embarquement pour l’Étrange
SUD
Exil, non, exsilium, bannissement.

Alors La Grande Balade commence àglisser des Vingt minutes de silence sur la Route bleue. La Grande balade, promenade, poème et terme du voyage. Europe, Panama, Papeete, les Hébrides, Fidji, Nouméa, Suva, Henghienne, et Balade, dernier village de Nouvelle-Calédonie.

64. L’écriture renâcle. Point mort. Immobile. Tentative de marché : échange du temps contre l’espace. Vidéo ?
Pas en temps voulu. Pas de temps voulu. Le personnage-paysage va tout avaler.

un seul mot du livre.
On peut. On a le temps.

La mort est àsa place de mort ordinaire. Un drame amoureux attend au loin, mais le paysage, l’onirisme, le dominent.
Celle qui voudrait tenir tête au paysage meurt avant d’accoster, d’avoir refusé l’infériorité.

65. Projection soudaine d’une ville : des drames possibles.

66.
La vallée. Les galeries d’ombre. Les jardinets. Les plantes. Les fauteuils d’osier. Les plateaux de chine les fils àSingapour. Les frères àHanoï. Les oncles aux Hébrides. Toujours. Jamais fini. Chaque jour. Refaire la promenade. Les monts bleus. Les palétuviers aux lentes racines. Anse-valta. Jamais de fin. Pacifique bleu. Jamais lassé. Séducteur. Route sinueuse étroite. Cocotiers obliques.
Bleu large
Envoà»tant.
Écrasant.

Ce que HB écrirait. Ou dirait. Off. Pendant qu’une image brà»lerait le film.

67. Personnages mal accordés au paysage. Le peintre tente de les effacer de la toile.
Quelle histoire attend là-bas sa fin ?

68. Pour comprendre la folie d’effacement, le récit doit être comme la pluie qui tombe sur le Pacifique sud : soudaine lourde. Implacable. Impitoyable. Perpendiculaire... la plus grosse pluie du monde. La plus mouillée... folle déchaînée ardente du monde
ET
Pas de personne décrétée supérieure pour dire au lecteur ce qu’il doit comprendre àtout prix.

je ne veux pas tout savoir. Je veux bien me taire.
Un trait. Un blanc. Un trait. Un blanc
Être inférieur.
        Enfin inférieur.

C’est comme ça qu’elle dit.

69. Quand la littérature se noie dans la masse qu’elle a enfantée, ne reste qu’une chaloupe pour naufragé, pour arpenter la crise du roman contre lui-même. Ou le cinéma peut-être. Un film comme crise du roman contre lui-même en train de penser. Une crise qui pense. Ça ne durera pas.

70. Retour au drame. Impossible de camper ce personnage snobinard dit « pittoresque  » de femme de ménage-romancière.

71. Alors ? Aller jusqu’àpulvériser la phrase. Que le langage éclate sous le poids de penser. Jusqu’àdes juxtapositions aléatoires de mots. (Jérémiades.Maison casseroles Pleurniche le mari de Lili La rendez malade pas vous platanes regarder comprends pas)
Beauté de saccades. Accidentée, sismique et convulsive.
Tremblement de phrase, et que le lecteur sismographe enregistre l’épicentre !
Ça continue de se défaire. Elle dit :

Il est l’enfant qui va tuer son père.
Une àune
Une

       à

          une

Len
     te
        ment
Puis il est des
        cen
        du

Ça ne vaut rien poétiquement, ça n’a pas de sens mais une direction, l’en bas, c’est une résonance d’homme et souffle court et souffle trouble.

72. Mettre en scène des ellipses. Mettre en scène l’anachronisme.

73. Se laisser guider par la conversation, et, de l’abstraction aveuglante extraire l’angoisse MAIS la poésie. La poésie c’est quand ça ne fonctionne pas.
La « Promenade perpétuelle en pleine zone interdite  » de Breton.

74. Surtout pas une histoire de névrose. Elle échappe àla névrose. Déraison poétique reprise, corrigée jusqu’àsubmerger la page. C’est la page qui se névrose.

75. Roman d’un impossible roman malgré mers du sud et pays neuf. Roman d’un roman bâclé. Elle néglige son amant pour que son amant lui vienne, inconnu.

76.
Une destinée qui est la plus forte
Qui reconduit àleurs prisons les évadés
Qui ne supporte pas les évasions
Il faut descendre dans ce monde bruyant
Il faut descendre dans ce pays où le magazine-vedette qui charme les demi-week-end s’intitule Match

Toujours des points partout.

77. Le poète aveugle sourd et muet ne peut crier que dans une langue difficultueuse, pénible àceux qui entendent, àceux qui lisent. Un langage en dehors des lois.
Expression quotidienne normale d’un Temps de guerre.
HB ne serait pas poète cependant. Profondément hybride, lieu de drame. Comme le couple.

78. Couple : communauté dont les membres ont perdu leur autonomie sans se délivrer de leur solitude.
L’adultère ou troisième couteau permet de rétablir le drame et d’envisager la fin du couple.
La prostituée, putain, catin, pute, ne se fait pas payer. N’a peut-être jamais de « rapports  ». Grande hétaïre antique ou petite pute de Clichy, elle voit l’homme, ambivalent, sauvage : faible. Elle voit le roman, ambivalent, sauvage, faible. C’est l’écrivain. C’est la divorcée Brabant.

79. C’est une vicieuse, prend la place de : elle est folle.

Une fille du peuple romancière est-elle du type génie bon pour l’asile ?/ travaille-t-elle dans l’illumination de l’instant ?/ en dehors de quoi elle se livre aux vices réprouvés par l’Évangile. / la prostitution notamment.

80. Ou bien.

brusquement je m’échappe.

— Ãªtes-vous frigide, dit-il.
Plus que frigide.
Glacée.
       Cadavre.

81. Nef des fous, barque de Caron.

82. Une tension amoureuse qui ne va pas de soi. Le roman commet ce qui ne va pas de soi.
Jusqu’au cru. Voire pornographique d’une sexualité simple comme la cuisine et la couture. Sexualité domestique. Et l’homosexualité féminine comme acte de création (participation) amoureuse ? voir...
Des mots pas des images.

83.
Ne m’oubliez pas crie le personnage. Pas tout de suite
C’est ce qu’on va voir
Ici réside la question
Voici le point mort
L’instant zéro. Le mal localisé découvert.
Le roman d’une personne.

Des points partout.

84. Ce scénario peut-il être complet ? non. Provisoire. Sommaire. Un brouillon.
« Je n’en sais pas plus que vous./ Je ne sais rien ou si peu./ Je ne sais pas grand-chose./ Je ne sais pas tout  », dit la romancière.
La fiction appartient àl’autre.
On pronom indéfini souffre d’une manière infinie et non définie mais certaine.

85. Le motif réel. Le mal pour le mal...

Société criminelle folle et dégénérée qui fait du lieu commun une fosse commune.

86. Si personnages, c’est àla Beckett en plus remuant, plus méli-mélo du quotidien.
gosses mômes loupiots momignards vieux et vieillards. Les Algériens, les infirmes les chômeurs les malades les convalescents les tuberculeux les économiquement faibles. Les inférieurs...les anormaux les quarts de place les engagés les militaires en perm’ les émigrés les déplacés avec les lèvres béantes de leur vie comme une plaie sans guérison.

Des listes de plans déboîtent les articulations.

87. Chercher le + 1 livre. Fatigue obligatoirement trop grande. Pour seule réussite / l’inachèvement. Non finito conscient mais tout puissant.

s’il vous plaît
(pour l’auteur)
       un calmant (pour l’auteur)

88. Et puis

quelque chose est usé... quelque chose d’invisible n’en peut plus.

89.
je m’évaderai loin des bons élèves de l’Université. Et de leur docilité pour des théories vicieuses viciées et subversives.
j’erre dans ma chambre àla recherche du français oublié
(le mot ou l’homme. Prenez-le comme vous voudrez)

90. Il faut que tout bascule. Une fois encore. Dans du son. Des timbres répétés, des durées presque identiques.

91. Codas.
Fin du pas de deux. Reste un son. Un personnage-son, coup de frein, bien sà»r, coda, voix criarde inimitable. Frein. Fin. ça n’aurait pas du être. ça n’aurait pas dà» s’appeler roman. Mais quoi ? Et c’était la seule façon de faire passer l’affaire. Mais quelle affaire ? Et àqui ?

Des voix off. Lorsqu’on s’en avisera cette romancière discrète jusqu’au secret ne bénéficiera peut-être plus de la faveur qui l’aura élue...

92. Futur antérieur coda des codas.

93.
la question est une phrase, la réponse est un livre. Que dis-je ? quarante mille livres

94. Sur la pellicule l’image finirait de brà»ler sur l’écran. Bergman. Si. Scénario décidément impossible.

95. Le livre supplémentaire est-il préférable, le 40000 et unième, àl’incendie de sa bibliothèque ? Est-il plus littéraire ?

96.
...alors nous pourrons pleurer.
Lourdement sourdement furtivement goulà»ment secrètement sans réserve. Abandonné vaincu sans parole sans explication sans interrogation sans question sans réponse, abattu.

97. Acquitté de la vie.

98.
Retirer le verbe accuser ? que reste-t-il ? Rien.

99. On sait que ça finit avant la fin. La tragédie. Le futur antérieur.
Se familiariser avec la fin, dont on ne veut pas, inéluctable cependant, pour que le drame vive. Le lecteur et l’auteur sont appelants également dans la fiction.

100. (pour l’histoire, si)
Puis plus un livre n’est publié et voici le drame : c’en est alors fini de HB.
Et le scénario s’achève de lui-même.
Il reste 27 ans àtirer.
N’aura pas touché l’homme à« l’organe de la civilisation  », l’Å“uvre muette.

Le livre terminé, on entend encore une plainte grêle, chinoise, insinuante, continue : celle de l’amour qui aime éternellement de désespoir, d’amour. Pas un mot bancal dans toute cette affaire. Chacun est scellé àla phrase et chaque phrase est accrochée àsa compagne, et le train ainsi formé roule sans accident, entier, parfaitement, merveilleusement.
L’idéogramme ici, il a les proportions du roman entier, le train. On est dedans ou on n’y est pas. Cependant, il y a longtemps que je les soupçonne, ceux qui ne peuvent pas rentrer dans ce roman, dans ce train, de ne pas supporter non seulement Hélène Bessette mais ce phénomène àl’état pur qu’elle représente : la littérature.
Je les soupçonne de ne la digérer que déjàaccommodée àla sauce de sa propre sécrétion : je parle de quelque chose comme la littérature littéraire.


Note du traducteur. Les textes en italiques sont extraits d’un article de Marguerite Duras paru dans L’Express, le 21 janvier 1964. Les textes en corps 10 sont extraits de romans d’Hélène Bessette.


Site consacré àHélène Bessette.

Dossier Caroline Sagot Duvauroux sur remue.net.

17 mars 2006
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