Didier Arnaudet/Glissements et effacements

La trajectoire n’est pas simple. Elle peut sembler tout dire dans son mouvement incisif, nerveux ou retenu, dans son sillage d’une netteté aiguë, sans innocence, ou d’une respiration souple et mesurée. Et pourtant elle n’éclaire rien et rien ne l’éclaire. Elle fait état de son mouvement et en reste essentiellement là. Elle se veut parfaitement claire mais cette clarté se dépense en pure perte. Thierry Metz n’a cessé de répéter, redire, reformuler la brutalité aveuglante de cette évidence constituée par un mouvement qui apparaît comme la trace d’un passage si on la considère de l’extérieur et comme l’insistance inépuisable d’une fêlure quand on apprend à l’affronter de l’intérieur. Il en va de la trajectoire comme de toute inscription qui dépasse le cadre de la représentation commune des choses : elle est avant tout un agencement de points brûlants, exigeants, excessifs ou dérisoires qu’il faut apprendre à faire exister, fonctionner ensemble. Chez Thierry Metz, ces points sont des moments de vie qui deviennent des livres et agissent comme des îlots flottants dans un espace étrangement repérable, des îlots mouvants dont les déplacements plus ou moins rapides évoquent l’écoulement du temps.

Dialogue avec Suso : « Frère, Chaque jour, en caressant le loup, je lui donne la part la plus abondante de ce que je suis. Je m’abandonne à sa faim. Je lui donne un travail : s’attaquer au plus dur, à ne plus ruser avec les moineaux. Je te salue. « 

Il faut donc savoir se rendre disponible pour pénétrer dans ces livres où tout ce qui entre dans l’expérience d’un homme vient de l’immédiateté, du contingent, des impératifs élémentaires, où tout ce qu’il voit et rencontre, tout ce qu’il fait, est irrigué par le flux des gestes les plus quotidiens et des choses les plus humbles, et participe à une résonance essentielle.

L’Homme qui penche : « Toute l’obscurité est dans le jour. Où tant bien que mal il faut s’orienter, tâtonner, balbutier ce qu’on a à dire. Mais l’infime est plus sûr que le reste. Un détail, une inadvertance. C’est ici le seul point de passage. »

On entend alors cette voix qui se cogne contre le monde constitué comme obstacle, qui sèche, se casse, tombe en poudre et retourne à la terre. Cette voix sait que la matière et la mort ne peuvent en aucun cas être résorbées et fait malgré tout le choix de la lumière et de la légèreté.

Elle ne tient pas le monde à distance mais l’assimile à petites touches, vibrations, connexions. Tout se transmue en une essence subtile et passe de l’organique à l’immatériel et, dans le même temps tout rappelle absolument les attributs du corps et les ressorts de l’émotion. La fluidité dépend de ce va-et-vient paradoxal où se concentrent et se décantent les forces périssables sans lesquelles rien ne serait.

Pour Thierry Metz, l’écriture répond à une logique de la répétition et la répétition produit un élargissement et un prolongement. Le ressassement des constats et des contacts est une nécessité. Sans lui les mots arbre, oiseau, chemin, eau, drap, enfant resteraient dépourvus d’intensité, d’énigme, de vrai profondeur. Sans lui nous ne saurions adhérer pleinement à la coexistence de l’amour, du désir, du travail et de la douleur.

Les mots s’inventent ainsi un degré constant d’épanouissement et ne se veulent ni au centre d’une représentation ni la périphérie d’une abstraction.

Ils sont avant tout images, appels, éclats, sensation, alertes, liaisons, évènements, circulations et obéissent ouvertement ou secrètement à des surgissements et des arrachements, des cristallisations et des dévoilements.

Lettres à la bien-aimée : « Le jour de notre mort ils n’ont trouvé qu’un peu d’herbe et de feu. De quoi faire un nid. Et réchauffer leurs mains froides. »

La transparence même de cette écriture rend vaine toute tentative de la définir. Elle ouvre sur tout ce qui passe, se traverse et disparaît.

Fulgurance, disparition, dissolution. C’est bien de perte, en effet, qu’il est sans cesse question. Perte de ce qu’on ne veut pas, qu’on ne sait pas ou qu’on ne peut pas retenir.

Terre : « Instants noircis comme dans une vigne : je piétine mes mots, pieds nus, étant le seul récipient, sans fond. »

La pente alors devient trop raide et rien ne peut arrêter le glissement décisif vers un effacement programmé.

© Didier Arnaudet


Didier Arnaudet est critique d’art. Ce texte est d’abord paru dans Lettres d’Aquitaine, revue du Centre régional des lettres. Il collabore à « Arc en rêve », centre d’architecture installé à Bordeaux.
Dernier livre publié : En bras de chemise malgré la fraîcheur matinale, Le bleu du ciel, 2001.

4 février 2002
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