Dans le bleu peint de bleu


Volare

Marco disait de sa maison de Sansepolcro qu’elle ressemblait à un poste goniométrique. Sans céder aux effets du trompe-l’œil, il utilisait la perspective afin d’ordonnancer tout autour de sa chaise au siège et dossier de molesquine couleur cannelle et aux pieds de tubes métalliques les angles entre les mots. L’angle 6 muni d’une caméra de surveillance l’incita à continuer. Il continua tant et si bien jusqu’à l’emplacement 28 qu’il y trouva enfin le silence propice à écrire le Traité de géométrie qui le turlupinait depuis toujours et lui permit de confirmer l’excellence des lignes droites de la charpente de son espace vital aux poutres blanches apparentes. Mais l’éradication des formes étant illusoire, deux ouvertures carrées pleines de lumière bleue à l’abri des murs de plaques laissent voler une chanson :

Volare... oh, oh !...
Cantare... oh, oh, oh, oh !
Nel blu, dipinto di blu
Felice di stare lassu


Sonare

Une voix toute en nuances à travers un monde si plat résonne de plaque en plaque et passe dessus-dessous en hésitant à se placer. Elle s’enchaîne pourtant immédiatement à la voix de Mario qui ne sait pas non plus comment se comporter entre les aigus et les graves et qui trémousse en trémolos. Dans le bleu des yeux bleus de Mario voltige une robe à pois : « Dolce Vita c’est Rose ! ». Depuis le gris atone et sans temps d’aujourd’hui j’espère ne pas trop dénaturer le souvenir de Rose à pois qui monte toujours plus haut dans le sas de la petite rue si chaude et qui découvre par un jeu biographique de bon aloi le point géométrique de Kandinsky « ultime et unique union du silence et de la parole » :

Volare... oh, oh !...
Cantare... oh, oh, oh, oh !
Nel blu, dipinto di blu
Felice di stare lassu


Parler

Tout le rêve de la soirée elle continua d’y songer. Quand la pensée chancelait et s’égarait, retirée dans son atelier sombre, le regard fixé au plafond elle voyait des pois blancs qui aveuglent et clignotent. Au rythme orgasmique d’une déambulation estivale favorable à l’écoute amoureuse, Mario et Rose s’étaient aimés dans les deux parts d’eux-mêmes, l’une les qualités physiques, l’autre l’affection, qu’une cuvée de grand âge parfois sait donner. On peut les imaginer, pesant leurs mots dans l’air tiède et parlant de déplacer la convention du réel dans les images. Le reflet de la lumière blanche sur le sol lisse est là visible comme une relique. Les traits blancs disent le pouvoir des mots de se rendre perceptibles dès que les paroles se déplacent devant en chantant :

Volare... oh, oh !...
Cantare... oh, oh, oh, oh !
Nel blu, dipinto di blu
Felice di stare lassu


Cantare

Côté rue, ça commence là sur les pavés brûlants, des chansons italiennes s’invitent à l’improviste et provoquent l’amour : « con 24000 baci felici corrono le ore d’un giono splendido ». Deux espaces carrés parfaitement bleus étendus côte à côte qui se demandent des baisers et se les donnent tellement que leur union quand elle se lève devient un rectangle blanc. Deux traits lumineux auréolent leur alliance et une longue ligne transversale veille sur le saint assemblage. Coup de pied à la réalité, la photographie écrit en temps réel un mythe de l’immédiateté. Dissolution de la personne, dissociation d’un sentiment de durée, Mario et Rose sont à l’image de ce long dévoilement vers l’invoilable, vers le rien, vers la chose chantée à nouveau :

Volare... oh, oh !...
Cantare... oh, oh, oh, oh !
Nel blu, dipinto di blu
Felice di stare lassu


Toutes photographies copyright Lynne Cohen

14 juillet 2006
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