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Voie navigable avec livres de proches sur la rive

 
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"Nulle production de l’art n’est plus que le livre familière de la chambre à coucher, nulle ne nous parle davantage, toute réticence, toute litote larguée, et, comme dans une promiscuité intime, sur l’oreiller."
(Julien Gracq, Familiarité du livre, février 2001.)

Apparemment, les feuilles mortes ne se ramassent pas encore à la pelle, mais les feuilles vivantes se trouvent, elles, bien rangées derrière les vitrines de deux librairies perpendiculaires au Canal Saint-Martin, Paris Xe.

Si l'on remonte le cours d'eau, barré d'écluses comme autant de chapitres, en direction de la Villette (par le quai de Valmy) et que l'on bifurque à chaque fois à gauche, il est impossible de les manquer : elles présentent toutes les deux comme un air et un nom de famille (Litote en tête, Les "Guillemets"), elles sont petites et colorées, avenantes…

En fait, elles vendent des livres de proches.


Il est réconfortant de constater que "le commerce de la librairie", pour reprendre la formule de Denis Diderot en 1763, fonctionne encore en dehors des grandes machineries. Ainsi, ouvrir une échoppe littéraire un 1er avril 1999, n'est-ce pas digne d'une tête... de linotte ?

C'est dans la librairie L'Imagigraphe, 84, rue Oberkampf (XIe), que j'avais récemment rencontré, à la faveur de la présentation et de l'exposition, par un écrivain et un photographe connus, d'un livre intitulé Billancourt (la forteresse ouvrière transformée en place-forte financière), les deux jeunes aventurières qui ont inventé et réalisé ce projet : Corinne Scanvic rejointe ensuite par Maryline Guidicelli.

Rendez-vous fut donc pris, autour d'un livre.


Ce samedi matin, 13 novembre, la librairie Litote en tête ne désemplit pas. Il est vrai que l'installation au 15 bis d'une rue portant le nom d'Alexandre Parodi, un résistant, devait représenter un signe encourageant ! Livres et CD : les tourniquets ne demandent qu'un coup de pouce...

Corinne Scanvic (à droite sur la photo) : "Le vendredi et le samedi sont nos jours les plus chargés, il y a aussi le mercredi, le jour où les parents préparent les anniversaires... Par contre, le mystère, c'est le jeudi, et je ne suis pas encore arrivée à trouver pourquoi c'était un jour creux !"

Un garçon d'une douzaine d'année vient demander "Le Der des ders" de Didier Daeninckx, car il doit préparer un exposé : pas de problème, le livre est là, et le compte du collégien, qui est un habitué, sera débité. Un client achète, quant à lui, le dernier prix Goncourt pour sa femme qui est à l'hôpital.

Corinne Scanvic : "Nous sommes une librairie de proximité. On appelle nos clients fidèles par leurs prénoms, et certains nous confient même leurs enfants pendant qu'ils vont faire leurs courses au Franprix qui se trouve juste en face…"


Si le quartier est en plein essor (avec, ici, l'Opus Café et la mini-salle de concerts de l'Hôtel du Nord, et, là-bas, la Cité de la Musique et le Zénith), les problèmes auxquels sont confrontés les petits libraires se révèlent comme particulièrement aigus en cette période.

Corinne Scanvic, ancienne juriste : "Depuis le rachat du Seuil par La Martinière et la mise en place de leur nouveau système de distribution baptisé Volumen, nous souffrons beaucoup des délais d'approvisionnement, qui s'étalent jusqu'à parfois quinze jours, et du désordre installé dans les livraisons : certains de nos clients, lassés, s'en vont acheter ailleurs. Nous espérons que ceci n'est qu'une mauvaise passe… Mais nous sommes tristes pour les petits éditeurs."

Une librairie à l'espace limité peut-elle quand même accueillir des auteurs ? Litote en tête organise des signatures environ une fois par trimestre.

Corinne Scanvic : "Quand Sempé est venu, nous avons dû baisser le rideau de fer pour empêcher la foule d'entrer ! Nous avons aussi reçu Anna Gavalda, Erik Orsenna… Et la semaine dernière, j'ai vu Paul Auster lui-même entrer dans ma librairie, tout à fait par hasard !"


Mais le moyen de se développer consiste également à… ouvrir une autre librairie ! Ce qui fut le cas, le 1er septembre 2004, avec l'inauguration, 32 rue des Vinaigriers, des "Guillemets", sœur jumelle de Litote en tête et qui, par un hasard que l'on qualifiera de "nourritures terrestres", est située en face d'un autre Franprix...

Pour Christophe Bys, qui est aux commandes (à tous les sens du terme) de cet audacieux et frêle esquif, la situation actuelle est difficile, surtout pour un début, à cause des dysfonctionnements dans la distribution des livres et les réassorts.

Christophe Bys : "Les clients ne peuvent pas attendre quinze jours les ouvrages qu'ils ont commandés, alors ils vont à la Fnac, ou là où il y a du stock. Car la librairie, c'est soit un fonds, soit des produits. Il est donc important d'entretenir des liens avec des éditeurs de petite taille, comme Actes Sud ou Phébus. Par ailleurs, quand on aime les livres, c'est aussi bien pour leurs défauts que pour leurs qualités : il y a quand même des longueurs chez Proust, non ?"

Ex-journaliste économique, Christophe Bys fait venir, lui aussi, des écrivains dans sa librairie : récemment, Régis de Sà Moreira pour… "Le Libraire" (Au Diable Vauvert), et bientôt, le 25 novembre, Marc Durin-Valois pour "Noir prophète" (Jean-Claude Lattès).

Alors, comment peut-on être libraire et indépendant ? Il s'agit sans doute d'une (petite) entreprise assez folle. Inconscience, défi, bravade, fiction… ?

Mais, de même qu'il existe un "jury tournant" chaque année pour un prix littéraire décerné à la mi-novembre, de même les lecteurs peuvent emprunter - tout à leur guise - plusieurs ponts tournants sur le canal Saint-Martin : il s'agit simplement de viser juste !

D.H., 21.11.04

Amarres :
http://www.jose-corti.fr/titresfrancais/gracq-familiarite.html
http://www.tierslivre.net/livres/billancourt_01.html
http://www.metailie.info/25ans.htm
http://www.mauvaisgenres.com/portrait_de_didier_daeninckx.htm
http://www.zone-litteraire.com/actu.php?art_id=789