Benoît Vincent | Parole trop pleine

Le développement durable, aujourd’hui la transition écologique, avec tous leurs cousins plus ou moins heureux ou réussis, est une formidable machine-à-mots, un énorme véhicule de concepts creux et de formules fumeuses.

Auxiliaires brouillons d’une idéologie aussi bavarde qu’impitoyable, tout ce verbiage a pour vocation d’une part à noyer l’adversaire, à le faire suffoquer, d’autre part à détourner l’attention de ses locuteurs — bien souvent ennemis enrôlés par cette idéologie.

L’idéologie, qu’on traite parfois de technocratique, est en réalité une simple épiphanie supplémentaire du capitalisme (du néo-libéralisme). Une partie de ses effectifs étant dédiée à la guerre (physique ou commerciale), une autre investit le terrain politique et précisément là où les besoins se font sentir et le lieu des nœuds mêmes du système qui l’empêche. Le territoire.

Comme les gens du territoire sont accueillants et généralement volontaires, les tentacules urticants du capital se sont empressés de recruter dans les rangs des “bouseux”, en s’appuyant sur deux organes créés à cet effet : la région et la communauté de communes [1]

L’une allait pouvoir développer les superplans de blabla comme LEADER, les Pays, etc. ; l’autre permettrait de gérer économiquement le tissu mafieux qui caractériserait le degré zéro de la politique locale : économie de l’eau, des déchets, transports et bientôt services publics plus ou moins démembrés et offerts en pâture au domaine privé.

Ce fut une opération délicate et patiente, celle qui a permis entre les années 80 et les années 2000 [2] de faire voler en éclat la plupart des structures sur lesquelles était fondées le pays tout en jetant un soupçon toujours plus grand sur les concepts mêmes qu’ont porté la Révolution française ou le Conseil national de la Résistance : Souveraineté, Nation, Etat — et, ce faisant, les détruire plus sereinement.

Il a fallu mettre en œuvre une éducation de l’élu (maire et conseillers municipaux, mais aussi conseillers généraux et régionaux) qui s’accorde avec la technocratie. On s’appuya pour ce faire sur une myriade de techniciens recrutés pour la peine, attachés territoriaux, agents de développement, chargés de missions aux fiches de poste aussi souples qu’obscures.

§

Dans le parcours, a posteriori, des sites des quatre grands « projets de territoire » sur le territoire qui nous concerne : les deux Pays, le Pnr, LEADER, on est d’abord frappé par les recoupements, par le lexique commun, par le même imaginaire inspiré par la poétique de la DATAR [3] ; par exemple le terme développement et celui de projet.

« LEADER (Liaisons Entre Actions de Développement de l’Economie Rurale) est une initiative européenne pour soutenir des projets de développement rural lancés au niveau local afin de revitaliser les zones rurales et de créer des emplois.

 Le Pays est une structure qui accompagne des projets de natures différentes (transports, santé publique, culture, terroirs, aménagement du territoire...), projets qui répondent à une politique de développement local durable sur un territoire cohérent reconnu par l’Etat.

Un Pnr est un territoire rural habité où l’on vit, cultive, bâtit, transforme, développe des projets. Ce territoire est reconnu au niveau national pour sa forte valeur patrimoniale et paysagère, mais reste fragile. Après une longue concertation, il s’organise autour d’un projet de développement sur 12 ans, fondé sur la valorisation et la protection de son patrimoine. »

Il y aurait des pages et des pages à écrire sur le jargon et les formules alambiquées, la novlangue déguisé en jargon que l’on peut trouver dans les nombreux documents (sites, plaquettes, brochures, également tous ressemblants) diffusés par ces organes. Je vois que je n’en ai plus l’envie, ni le temps.

Aussi ne reporterai-je, à titre d’exemple, que le poème Litanie technique, écrit par un passager clandestin, aujourd’hui dérivé vers l’ailleurs.

§

Litanie technique

Les freins les leviers,
les opportunités,
la concertation
la participation
citoyenne

Projet
du territoire
de ses acteurs
élus &
société civile

Echanger
coopérer
partager
participer
Contrat

Les atouts
le patrimoine
le savoir-faire

A la découverte et à la capitalisation d’outils et de méthodes pouvant être mobilisés en vue d’un approvisionnement local

Compétence
partenaire
solidaire
Contrat

La propriété est respectée, comme la loi l’impose
Aucune culture, aucun mode de culture ne sont imposés

Ressources

Le territoire
ses produits
ses services

Postulat qu’une objectivation de la nature des flux et de leurs incidences sur le fonctionnement du territoire peut ouvrir sur des dialogues pragmatiques et construits entre acteurs au sein de territoires fonctionnels

Valorisation et
confortation d’une identité locale

Dynamique, cohésion sociale et spécificité du territoire vis-à-vis de l’extérieur :
le positionnement concurrentiel

Coordonner,
mobiliser et
animer
les partenariats locaux

Phase de préfiguration
porteur de projet
dépôt de dossier
commission thématique
comité de programmation
Contrat

entre les sphères de la planification spatiale et du développement local

innovant
innovante
innovation

Les questions
du renouvelable
interpellent les territoires

Variables
les tendances lourdes (phénomènes déjà à l’œuvre)
et les signaux faibles (phénomènes émergents susceptibles de produire de nouvelles tendances)

...

la prospective

...

Benoît Vincent


Benoît Vincent est botaniste et auteur. En 2012, il publie Genove, villes épuisées, né de séjours prolongés dans la ville de Gênes en Italie. Il est membre actif du Général Instin et coanime la revue en ligne Hors-Sol. Son site :www.amboilati.org.

Benoit Vincent sur remue.net

30 mars 2015
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[1Et ces deux “échelons” ne sont pas des “échelons” de souveraineté ; l’élu de ces échelons ne représente pas la nation tout entière, au contraire du maire ou du conseiller départemental.

[2Mais entamée dès la mise en fonction des anciens administrateurs des colonies sur le territoire français ; les colonies décolonisées, les habitants seraient, sous de Gaulle, les nouveaux colonisés, et les “territoires” les nouvelles colonies. A ce propos on peut relever cette phrase du général : « L’effort multiséculaire de centralisation, qui lui fut longtemps nécessaire pour réaliser et maintenir son unité malgré les divergences des provinces qui lui étaient successivement rattachées, ne s’impose plus désormais. Au contraire, ce sont les activités régionales qui apparaissent comme les ressorts de sa puissance économique de demain. » (discours de Lyon du 24 mars 1968).

[3L’ancienne “Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale”, rebaptisée “Délégation interministérielle à l’aménagement et à la compétitivité des territoires” (DIACT) de 2005 à 2009, et qui s’appelle depuis “Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale”, retrouvant son acronyme originel avec cette petite modification : attractivité a remplacé action.