Benoît Vincent | Lieux communs (1) Mévouillon

Je me suis rendu ce matin aux confins du territoire. À Mévouillon, plus précisément, commune de deux-cent vingt-deux habitants, faisant partie du canton (ex-canton bientôt) de Séderon, qui rassemble dix-huit communes pour un total d’un peu plus de deux mille habitants.

Ce canton compte plus de têtes de bétail que de personnes... les communes qui le composent ont des noms enchanteurs, qui évoquent pour moi toute une part de l’imaginaire national, provençal et moins provençal, des noms qui sonnent à mon oreille comme des images d’Epinal, à la fois comme un lointain embrumé et comme une langue commune. Drôle de liste que celle qui mêle folklore et exotisme ! Aulan, Ballons, Barret-de-Lioure, Eygalayes, Ferrassières, Izon-la-Bruisse, Laborel, Lachau, Mévouillon, Montauban-sur-l’Ouvèze, Montbrun-les-Bains, Montfroc, Montguers, Reilhanette, Séderon, Vers-sur-Méouge, Villebois-les-Pins, Villefranche-le-Château.

Aulan compte six habitants, Izon huit, Villebois vingt-et-un, Villefranche vingt-trois, Vers quarante-trois, Montguers cinquante-trois... Avec plus de quatre-cents habitants, Montbrun est — de loin — la plus peuplée. La densité moyenne est de cinq virgule sept habitants au kilomètre carré.

Ferrassières (par exemple) se situe sur le plateau d’Albion, en plein dans le désert de lavandes. On est ici plus près de la Durance que du Rhône. On est plus proche de la Haute-Provence que du Dauphiné. On est dans l’un de ces recoins anguleux de la France, des zones presque franches, rendues à leur usage ancestral, où les hivers sont longs, et les activités simples et décisives.

Mévouillon est un pays éclaté en différents hameaux répartis dans et autour d’une petite plaine fertile, chargée des limons de la Méouge, où trône, au centre, un immense bloc de calcaire, un plateau élevé, allongé du nord au sud, long d’un demi kilomètre à peine, et perché d’autant au-dessus de ces prairies. Nettement découpé en falaises raides et grises, on dirait un navire abandonné, avec proue et poupe légèrement élancées vers les cieux. En le contournant, on ne se rend pas compte qu’il accuse un coude qui, vu du ciel, le fait ressembler à un immense chevron, à une virgule, à un boomerang, à un fer de lance minéral.

Les champs viennent brouter jusqu’au pied des hautes falaises blanchies par les rapaces ou les réactions chimiques des pluies et des foudres, sur des amoncellements de roches qui sans doute en proviennent. Ces falaises sont tantôt accessibles à la vue, tantôt obturées par un intense fourré d’arbustes, buis et rosiers, cotonéasters et amélanchiers enchevêtrés les uns dans les autres. Parfois de petits murets en pierre sèche dénotent la présence de bergers — mais de quelle époque ?

Au sud du versant ouest, il y a une petite langue de terre, chargée d’immenses buis, glissée dans une fissure qui permet de grimper au sommet. Aujourd’hui seuls les randonneurs, quelques naturalistes, et les amateurs de vol dit libre l’utilisent.

Le sommet est couvert d’une pelouse rase d’altitude où domine la seslérie, petite graminée bleutée des hauts plateaux, et piquetée vers le nord d’autres buis qui parfois forment des bosquets plus touffus, ainsi que quelques arbres, modestes, isolés. Au sud, une cavité en forme de cuve a été creusée dans la pierre, un eyguier.

Il y a mille ans, cet endroit précis était l’une des places-fortes les plus puissantes de Provence, le fort de Mévouillon. Le seigneur régnait sur une contrée qui s’étendait pratiquement du Buëch au Rhône. Le nom de la famille de Mévouillon est issue de celui d’une tribu celte, les Médulles, qui ira fonder, avec le chef gaulois Bellovesos, par-delà d’autres montagnes du même acabit (toutes les cartes se pouvaient jouer alors), de l’autre côté des marches reculées, la ville de Mediolanum, au Ve siècle avant Jésus-Christ.

Une femme en particulier, Percipia, établit la Baronnie (son nom reste attaché à l’un des minuscules villages voisins, le Poët-en-Percip). L’un de ses quatre fils, Ripert, assoie ce pouvoir (il est évêque de Gap). Marié, et joueur, il est révoqué en 1063 ; il s’autoproclame Baron de Medhulensis. Son fils, également appelé Ripert, est à l’origine d’une généalogie compliquée où plusieurs enfants (jusqu’à seize !) sont appelés Raimond/Raymond, lesquels ont souvent pour épouse de nombreuses Galburges. Sous Raimond II (XIIe siècle), suite à des différends familiaux avec la branche des Mautauban, le territoire est scindé en deux, et devient les Baronnies. S’ensuit une rivalité croissante, avec la fondation des deux places commerciales plus accessibles, Buis pour les uns, Nyons pour les autres. Raimond III (XII-XIIe siècle) profite d’un passage de Frédéric Barberousse à Arles pour se faire couronner « roi de Bourgogne et de Provence ». La Baronnie de Mévouilon est reconnue « principauté immédiate de l’Empire » ce qui laisse une grande autonomie au territoire. Affilié à la couronne de Bourgogne, jusqu’au XIe siècle, ce nom, Raimond, résonnait dans toutes les bourgades environnantes, jusqu’à Valréas, jusqu’à Montélimar...

Suite à d’incessants problèmes financiers, Raimond VII cède finalement la terre au profit de l’évêque de Die puis au Dauphin Humbert de Viennois en 1293. La forteresse, ainsi que le pouvoir représenté, sera finalement détruite, sur ordre du Roi, par Richelieu lui-même, en 1683.

Il ne reste aujourd’hui plus rien, fors la cuve, c’est-à-dire un creux, qui seule atteste de cette longue histoire.

Le rocher a été ensuite dédié à la pâture, mais toujours moins nombreuse, les moutons ayant cédé le pas face aux buis, et les buis face aux pins noirs, plantés en alignement par l’ONF dans le but de stabiliser les sols (RTM : restauration des terrains en montagne) et qui, pionniers, compétitifs et peu exigeants, se sont répandus à peu près partout avec tant d’assurance qu’ils ont envahi tout le paysage.

Aucun débouché pour le pin, un agneau classé en IGP (dit « de Sisteron »), du buis plus sauvage que jamais... et toute une ville rasée. Ses habitants — sans doute en partie massacrés — se sont dispersés autour de quelques fermes qui forment aujourd’hui la commune de Mévouillon : Gresse, le Col, la Farette, Pelleret.

Je viens à Mévouillon deux-trois fois l’an, pour me recueillir et parce que la route est belle et longue (il y a le col d’Ey ou le col de Rascuègne), la langue âpre et épaisse.

Il faut monter à Mévouillon, monter là pour observer non seulement les paysages (jusqu’aux Alpes frontalières), les falaises, et la colonie des rares craves à bec rouge, Pyrrhocorax pyrrhocorax (deux aires morcelées en France, dans les Alpes du sud et les Pyrénées), mais aussi bêtement méditer ici sur les aléas du pouvoir.

Dans cette série qui cherche à retracer une expérience fondatrice personnelle dans mon rapport à l’espace et au territoire, poster de telles cartes postales n’a pas valeur de couleur locale. Il ne s’agit pas ici de susciter une émotion propre à un paysage particulier, mais plutôt d’observer, à travers l’évocation des quelques noms croisés, ce qu’il en est d’une réalité qui serait à la fois poétique et politique.

Le petit village de Mévouillon est situé dans une région de marches, de lointaineté, où les préoccupations générales (pour ne pas dire génériques) ne se rendent pas. Qui se soucie aujourd’hui de la fermeture des milieux par la reproduction non maîtrisée des pins noirs ? Qui se soucie aujourd’hui que ces collines qui nous entourent, couvertes soit de ces pinèdes, soit d’une chênaie blanche, jeune et un peu anarchique, où se plaisent de prolifiques arbustes, soit de landes où se répandent pruneliers et églantiers et où règne sans partage le spartier que tout le monde appelle genêt ? Qui se soucie de l’épicerie itinérante ? Qui se soucie du RPI (regroupement pédagogique intercommunal) ? Qui se soucie des déplacements singuliers que font les gens ici, qui sont plus proches de Sisteron (Alpes-de-Haute-Provence, anciennes Basses-Alpes), 45km, que du chef-lieu départemental, 145km ?

Ancien centre de décision, dont la puissance centrale, le Saint-Empire, était si loin elle aussi qu’elle lui reconnut un droit d’immédiateté, Mévouillon est aujourd’hui au cœur d’un mille-feuille institutionnel, au point qu’on peut se demander pour quelles raisons tant de programmes se succèdent. Au-delà des niveaux politiques traditionnels (ex-cantons, département, nouvelle région), Mévouillon adhère également au Pays Une Autre Provence ainsi qu’au Parc naturel régional des « Baronnies provençales ». Située en zone rurale, et donc rattachée aux Zones de revitalisation rurale la commune appartient également au territoire du programme européen LEADER à travers un Groupe d’action locale : cette attention, aujourd’hui toujours plus centralisée par l’organe régional, devenu “guichet unique” dans les domaines de développement territorial, semble disproportionnée par rapport au nombre d’habitants et mal pertinente au regard des difficultés qu’ils peuvent rencontrer.

César de Nostredame, auteur de la première histoire de la Provence au XVIIe siècle, fils de Michel de Nostredame, l’apothicaire inspiré, raconte le siège de la citadelle que Gouvernet (René de la Tour, autre personnage illustre, au XVIe siècle, surnommé l’“Ajax protestant”) mena en pleines guerres de religions ; il prit finalement « le fort inforçable », le contraignant à une famine de près d’une année. On entend encore certains guides locaux (pas plus tard que cet après-midi) raconter cette histoire, en conférant sa petite phrase au père, Nostradamus (ça fait plus mystérieux).

Que l’on malmène l’histoire et ses commentateurs, après tout, appartient également aux discours qui font l’histoire — « histoire est fruit de moultes langues », disait justement Nostredame (le fils) — et je ne fais moi-même ici rien d’autre que de diluer un peu plus les grumeaux des faits établis dans le bouillon de la fiction.

Mais lorsque je me promène sur le site, je dois avouer que je suis moins choqué par les panneaux « Non au parc », le long de la route (et visibles à peu près partout dans la région, de Dieulefit à Serres, de La Motte-Chalancon à Vaison-la-Romaine) que la manche à air, située comme un étendard, plantée comme un signal de victoire, de conquête, à l’emplacement de l’antique citadelle. Nos paysages sont aujourd’hui des pistes de jeux pour des pratiques déconnectées pratiquement totalement du réel.

J’ai rencontré, pour des motifs professionnels, le maire de Mévouillon qui, lui, en revanche, m’a parlé des difficultés de la commune, de la disparition perpétuelle des moutons qui entretenaient les végétations, de l’invasion du pin noir et du peu de cas que faisaient les “grands élus” du territoire de tous ces problèmes. Il était très fier des panneaux installés par le Conseil Général (et non par le Pnr) indiquant ici « le cœur historique des Baronnies. »

Qu’est devenu Mévouillon ? Une commune anonyme parmi d’autres (elle en possédait trente-cinq aux XI-XIIe siècle), perdue dans les collines sèches, pierreuses et pauvres, animée par des Comités de pilotage, des Commissions citoyennes et participatives, et des Journées du patrimoine et des Fêtes de la nature.

Le sceau impérial de jadis est devenu un label européen, reproduit sur les plaquettes et les guides, sur les produits agricoles, et les oreilles du bétail. Il n’est pas question de regretter — bien entendu — le système féodal et l’ancien régime. Il est question de dénoncer ce qui est devenu, en fait, la forme d’une guerre ; la manière dont, dans les faits, le territoire n’est plus le lieu où évoluent des organismes particuliers qui sont les êtres humains, qui y vivent, y travaillent, y aiment, et se déplacent entre les différents lieux de ces “activités”, mais est appréhendé comme une espèce de pellicule tactile déposée sur des éléments pourtant bien réels (des roches et des mousses, des oiseaux et des insectes, des routes et des rivières, des champs et des bâtisses, aussi, des populations) que l’on daigne “cliquer” pour un usage plus ou moins personnel et de loisir.

Même l’agriculteur est dépossédé de sa terre ; l’élu n’y a que des contraintes (disent-ils) et l’habitant... l’habitant est citoyen (il vote, c’est, nous répète-t-on de manière absurde, à la fois un droit et un devoir), figure statistique, usager de service public, et client-consommateur. Ce qui faisait le lien entre des individus épars issus de populations éparses — la danse et la musique, la cuisine, les mythes et rites, mais aussi l’obscure intuition de perpétuer des élans vitaux qui au mieux fondent ce que serait une nation (au sens révolutionnaire du terme), mais aussi l’étrange attrait de cette présence morbide qui signe les familles et les troupeaux, mais aussi l’énergie donnée à un travail qui confère au corps et à l’esprit l’aveugle prolongation des fonctions vitales d’un organisme — tout cela a disparu ou, si non, est en train de. Si pas encore, ne saurait tarder.

Je sais que ce discours en d’autres lieux et bouches, peut sembler réactionnaire, nostalgique ou nauséabond. Je le poursuis toutefois, étant assuré en lui par la fatigue de l’ascension et le réconfort (le plaisir même, mais sûrement ô jamais la récompense) de se sentir à peine un point serti dans un paysage grandiose, entre un orpin et un saxifrage, assis dans le vent qui vient fouetter la sueur, un point imperceptible jamais, ni aux chasseurs Mirages qui viennent ici s’entrainer (s’amuser ?) entre les montagnes à Mach 1, ni aux satellites de Google, ni même aux “décideurs”. A peine aux craves et corbeaux, à peine aux vaches et moutons, qui te considèrent aussi peu digne d’intérêt que menaçant, puisqu’il en est ainsi depuis hier ou tout à l’heure c’est-à-dire depuis la nuit des temps, et que notre condition se passe en somme tragiquement des accidents.

Que j’aime venir à Mévouillon ! J’y ai travaillé, j’ai arpenté le fort, le pied des falaises où de petits murets de pierres sèches abritaient les bêtes transhumant, les éperons rocheux qui dessinent la montée sur le plateau, le rebord calcaire venté qui accueille le genêt de Villars... Avec Luc Garraud, qui a réalisé la Flore de la Drôme, nous avons gravi et inventorié, ajoutant deux cents plantes à la liste communale, nous avons eu froid et nous avons eu peur, nous avons ri et nous avons bataillé dans les pruneliers, puis nous avons bu une bière au bar de l’hôtel restaurant (c’était avant qu’il ne ferme).

Que j’aime venir à Mévouillon ! Je m’y sens chez moi, ou plus justement, au cœur d’un vaste territoire dont je ne suis pas, ne serai jamais le suzerain ; mais un élément parmi d’autres, pas plus important, et pas moins utile. Un lieu qui me ramène à moi-même, c’est-à-dire me pulvérise partout autour, comme une simple neige à moitié étourdie.

Benoît Vincent


Benoît Vincent est botaniste et auteur. En 2012, il publie Genove, villes épuisées, né de séjours prolongés dans la ville de Gênes en Italie. Il est membre actif du Général Instin et coanime la revue en ligne Hors-Sol. Son site :www.amboilati.org.

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10 avril 2014
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