Au commencement, un jardin


A partir des Jardins de Morgante, une étude de l’oeuvre de Jean-Paul Goux par Annie Clément-Perrier. (I)

"Enclore", écrivait Bachelard, "quel grand rêve humain"...et sans doute aimons-nous dans le jardin ce qu’il nous rappelle d’une longue histoire collective, mythique autant qu’esthétique, mais aussi ce qu’il enclôt de notre propre histoire et de notre imaginaire. C’est dans le jardin que nous avons rêvé sur un livre que nous aimions, c’est vers le jardin d’enfance que nous revenons en pensée, c’est dans le jardin que nous méditons. Mais dans le roman ? qu’en est-il du jardin dans le roman ? il y a le jardin de Colette où se dresse la silhouette tutélaire de Sido, les Lettres autour d’un jardin de Rilke, le jardin de Marcel enfant et celui de La Promenade au phare sur lequel flotte l’ombre de Mrs. Ramsay, les jardins de la littérature japonaise où l’éphémère floraison des cerisiers dit la précarité de la vie. Il y a Le Jardin aux sentiers qui bifurquent, et Le Jardin des Finzi-Contini... Dans la littérature, le jardin est temps suspendu, arrière-plan privilégié ou secret, espace de représentation, réservoir de signes, lieu àpartir duquel on écrit, mais encore ?

En 1989, j’entreprenais des travaux autour de son emploi dans la littérature du XXè siècle. Et une certaine branche d’acacia àla dernière page du roman de Claude Simon me décidait àapprofondir mes recherches dans l’oeuvre de cet écrivain. Au même moment paraissait Les Jardins de Morgante. Ce qui est émouvant dans ma rencontre avec ce livre, et qui m’enchante encore aujourd’hui en écrivant ces pages, c’est qu’elle commence donc par un jardin. Si certains livres doivent attendre leur heure pour être aimés, d’autres vous requièrent immédiatement, totalement, irrémédiablement. Je fais désormais partie de ceux que Jean-Paul Goux aimante au bout de sa plume. J’ignorais tout de son oeuvre. La lecture de ce roman me laissa interdite. Je ne pouvais le comparer àaucun autre. Il y avait un domaine clos de murs qui avait appartenu au poète Morgante exilé au XVIè siècle par le puissant Bassan, et quatre personnages (un jardinier, un philosophe, une architecte et un photographe) réunis le temps de faire les relevés des jardins mystérieux et de l’immense maison voués àdisparaître. Ces jardins, cette maison fermée sur leurs labyrinthes et leurs énigmes semblaient surgis du rêve, comme ces images que nous formons dans le silence de la nuit dont nous ne comprenons pas toujours l’origine. Ils étaient hantés par le temps, survivants silencieux du passé, témoins de l’étrange conflit qui avait opposé le puissant prince Bassan et Morgante le poète, et aujourd’hui témoins du conflit terrible qui opposait Chaunes le jardinier et Wilhem le philosophe après la découverte, dans la crypte, de l’énigme des fresques représentant les sublimes jardins. Qui était àl’origine des jardins ? le jardinier qui les avait peints au XVIè siècle ? ou le poète Morgante qui les avait décrits ? la question est essentielle dans le roman, car cette création une fois attribuée aurait pu mettre un terme àla brouille entre les deux amis et permis de savoir lequel du rapport au monde sensible (le jardinier) ou intellectuel (le philosophe) était fondamental. A cela, Wilhem apportera une réponse quelques années plus tard dans La Maison forte.

Mais cette réponse est déjàcontenue pour le lecteur dans la matière même de l’écriture des Jardins, dans la texture sensible de ce roman tout frémissant de "fluides invisibles" et de "froissements lointains tout proches", dans la perception toute intuitive et sensorielle que Chaunes a de son art, dans ses rêveries visionnaires des "jardins du torrent, du vent, des dunes", dans ses idées tellement singulières sur l’importance des saisons et des ciels dans un jardin, dans les descriptions des jours et des nuits passés àMorgante qui nous installent au coeur d’une création infiniment poétique, au coeur d’un monde où saisons et paysages prennent les tons de tableaux ("c’était octobre, bleu, rose, vert"), où les ciels sont tantôt de nacre légère, tantôt plombés de gris menaçant, où l’on entend le froissement des feuilles ou d’une aile de chouette et les mille chuchotis nocturnes qui remplissent "le grand silence des jardins", où les sentiers sont couverts d’une "mousse fragile et claire", où une petite maison de verre dans les arbres devient la "demeure des apaisements, légère, gracieuse et rassurante comme les mille oiseaux voletant qui l’entouraient sans discontinuer".

J’ai aimé ce livre avant de me demander pourquoi. Puis, je sais que je l’ai aimé pour cette charge poétique, pour ce pouvoir d’enchantement qu’il diffuse chaque fois que je l’ouvre au hasard de ses pages. Peu de romans permettent àla prose de "s’élever haut dans le ciel, non d’un seul trait, mais en volutes et en cercles" comme le souhaitait Virginia Woolf imaginant le roman du futur, peu nous font sentir que "chaque instant est le centre et le lieu de rencontre d’un nombre extraordinaire de perceptions encore jamais exprimées" . Mes premières émotions de lecture sont faites de sensations colorées, de lumières fugitives ou de brouillards palpables, du mouvement des pluies et des vents, de la fuite des nuages, des glissements de lumières et d’ombres sur la ville et sur les jardins, de bruits légers, ou de bruits effrayants donnant la sensation d’accéder au grand mystère de choses de la nature ("l’énorme chuintement ininterrompu" du vent dans les branches ou les "sonores et effroyables craquements de l’écartèlement" des arbres sous la neige dans l’impressionnante nuit d’orage). Une atmosphère inquiétante émanait de ce paysage, de ces jardins, de cette maison, un peu comme certains tableaux de Salvator Rosa ou de Claude Lorrain, chiffrés, énigmatiques, montrent des paysages immobiles et comme menacés (un éclair zébrant le ciel dans le lointain, une lumière tragique), ou de minuscules personnages àpeine visibles dans l’immense touffeur des arbres. L’atmosphère troublante tenait ici àl’instabilité de ce qui était mis en scène : on était subjugué par l’extrême précision des descriptions, et en même temps déstabilisé par les pièges dans lesquels se perdaient le regard et la lecture.

Et ce qui était mis en scène était vertigineux, tant dans la forme prosodique du roman que dans ce qui y était répertorié et composait l’ensemble des jardins et de la maison : il y avait l’infini dépliement des livres et des tableaux de la bibliothèque, l’incroyable spirale de l’escalier s’ouvrant sur les pièces intérieures de la maison, les inversions de point de vue, les anamorphoses, les images inquiétantes de l’escalier sacrificiel qui se perdait dans le vide. Il y avait les investigations erratiques des personnages dans les allées des jardins, les fouilles qu’ils menaient dans la maison et la bibliothèque. Il y avait les complexes tracés des plans de la maison et des jardins qui m’incitaient àles reproduire pour tenter d’en comprendre visuellement l’ordonnance rigoureuse mais folle et trouver le centre du roman. Il y avait le malaise que créait la toute-puissance étouffante et dévoratrice de la beauté des jardins, l’architecture manipulatrice et "dangereuse" de la maison, sa perversité labyrinthique. Il y avait les paroxysmes météorologiques annonciateurs de désastres, celui du jardin supplicié sous la neige, et celui des oiseaux pris au piège végétal et mortel du bosquet de chênes verts, comme autant d’oppressants présages, de signes de mort ponctuant le texte, authentifiés par le nom même de Morgante le poète, "hanté" par la mort ou "enté" sur la mort [...], qui conduisaient ce texte àsa conclusion tragique. Tout, dans ce roman, était insolite et donnait "cette sensation d’être en proie àl’incroyable, qui est l’essence même du rêve" (Conrad). Sans doute pouvait-on dater l’histoire de Morgante, mais où étions-nous ? d’où venaient les voix de ces personnages aux étranges prénoms, Wilhem, Chaunes, Maren, Thubert ?

Ce roman étrange agissait comme un charme, mais un charme rendu àses puissances premières : il était entièrement porté par les voix des personnages disloquant la linéarité du temps et celle du récit, des voix relayées cherchant àfaire entendre une voix manquante, perdue, celle de Chaunes le jardinier. Des voix qui ne dialoguaient jamais mais cherchaient àcomprendre la cause de sa mort, àretrouver sa véritable personnalité brouillée par les visions différentes qu’ils en avaient. La quête infinie de ces voix autour d’une origine insaisissable, qu’il fallait lire et entendre dans leur harmonie comme sur une partition de musique, s’apparentait àl’art de la fugue. On sait que le "roman d’aujourd’hui s’affronte àl’immaîtrisable, au débordement, àl’innombrable, au multiple mobile" , et que depuis Proust et Faulkner, il emprunte àl’art musical ses principes de composition complexes et ramifiés dans sa tentative d’apporter une forme àl’informe du monde et àla complexité de l’existence. Le jardin qui était aux yeux de Chaunes le jardinier, une chose "essentielle, une de ces choses dont il était par trop flagrant que plus personne aujourd’hui n’avait la moindre idée", n’était-il pas, comme le roman et comme la musique, "un art au fondement même duquel se trouvaient le sens de la durée et les jeux du temps" ? Mais nulle part ailleurs je n’avais lu pareil traitement de la parole rapportée, passée de bouche en bouche, devenant ainsi une sorte de parole intérieure rapportée par autrui ("disait-il, avait-elle raconté"), mais aussi parole devenue litanie, sombre mélodie ressassante qui pliait et repliait le texte sur la mélancolie de la perte. Cette parole toujours relancée, cette façon de mettre de la voix autour de l’absence, cette façon de raconter après coup ce qui s’était passé, de remplir le vide laissé par Chaunes le jardinier, ces voix cherchant àcomprendre l’énigme de sa mort, ces différents points de vue qui cherchaient às’ajuster comme les pièces d’un puzzle impossible, cette façon de chanter le texte, de le porter comme une mélopée, comme une incantation contre le néant, qui l’avait osé àce point-là ? Ces "racontait-elle, avait-il raconté" comme des plis du chant dédoublant toujours le récit tissant les fils du texte et le portant indéfiniment, qui tentaient de se faire entendre sur les voix du passé et de faire entendre celle du passé, me rappelaient l’ancien emploi de l’évocation conjurant la mort et l’absence par des incantations. L’évocation, où l’on entendait jadis de la voix, devenait ici la voix obstinée d’une prose rêvant "la phrase infinie [...] jamais achevée" (Le Triomphe du temps), et qui semblait répéter implicitement le rêve impossible : "qui sait si la mort ne nous oubliera pas, si le temps ne s’égarera pas, si nous ne pourrons rester àl’abri dans des cachettes toujours diverses." Ou encore : comment tenir le temps àdistance ? que faire de cette angoisse qui nous étreint ?

Et il y avait la dimension folle, démesurée, baroque oui, superbement baroque, de la forme prosodique, la fascination puissante exercée sur le lecteur par cette houle verbale, pour peu qu’il accepte, ce lecteur, d’en suivre les méandres et le ressac, d’en éprouver le tempo si particulier, de se laisser porter par son rythme, par le déploiement infini des longues périodes déferlantes dont le texte même donnait àlire l’équivalent imagé dans la "nappe somptueuse et ondulante", la nappe "tissée d’oiseaux" laissant "flotter ses amples volutes sous le vent" ou encore dans la "charge d’énormes rouleaux" de nuages "arrivant comme une marée du lointain horizon", que Chaunes tente de fixer sur sa toile. La dimension baroque de cette écriture à"voix haute", il fallait la lire aussi dans la hantise du temps, de la mort des êtres, de celle de la phrase. Car le temps, comme matière même du livre et du temps d’écrire, le temps àpartir duquel l’auteur fait surgir ses visions ou Chaunes le jardinier ses jardins, est bien ici le centre de gravité du roman. "A quoi bon créer des jardins", dit Chaunes, "si l’on ne devait pas s’y confronter àtoutes sortes de temps, familiers et inquiétants, àl’échelle de l’homme et hors de son échelle ? àquoi bon des jardins si le souci abêti de la domination ou du respect de la nature finissait par interdire l’expérience de temps divers, celui de l’usure lente et de la corrosion, celui des grandes durées linéaires avec leurs longues naissances et leurs longues destructions, celui des retours, et celui des immobilités apparentes, des déchaînements attendus et pourtant imprévisibles, des rythmes mêlés ?..." L’Histoire était ici occultée, la ville et ses dômes n’avaient de noms que ceux que Chaunes et Wilhem leur avaient donnés, et la maison et ses jardins étaient une enclave dans un espace et un temps indécidables.

On le sait bien, la question du Temps est présente dans toutes les grandes oeuvres, celles de Melville, Stifter, Conrad, Proust, Joyce, Faulkner, Mann, Broch, Simon, celles qui ouvrent les sentiers de la littérature pour l’écrivain, dans des pages dont le sens reste en suspens et qui vous propulsent au coeur même des énigmes et du grand maelström du monde. Mais ce qui faisait la singularité de ce roman, c’étaient les mille plis et déplis que prenaient les formes de l’imaginaire et de la rêverie autour du temps qui avait déposé ses innombrables sédiments sur la construction initiale des jardins et de la maison au point de la rendre indéchiffrable. C’était l’espace du jardin dans lequel elles s’élaboraient et àl’intérieur duquel l’auteur menait ses recherches : une forme close ou l’équivalent sensible de la composition romanesque, musicale, picturale (page ou tableau), dans laquelle l’écrivain posait les questions essentielles, vitales, de l’art, de la création, de la mort, du temps. Et àtravers le jardin, insolite et inhabituelle, il y avait la figure de l’artiste en jardinier. Les propos véhéments que Chaunes tenait au sujet de l’art des jardins lorsqu’il a perdu toute forme d’exigence, au sujet du temps de fréquentation qu’on leur accordait généralement sans tenir compte du temps de leur création ou des retours de la nature, ce mépris des lenteurs au profit du spectaculaire, de l’ornement et de la distraction, offraient de bien troublantes analogies avec le roman, de bien troublantes comparaisons avec l’oeuvre d’art et la consommation bruyante qu’en fait notre société pressée. Toutes ces affirmations ardentes prises dans la coulée brà»lante du texte, faisaient entendre la force impérieuse qui les avaient exigées, la flamme intérieure qui les avaient dictées. J’entendais de façon nouvelle les paroles prononcées par Claude Simon au cours d’un entretien : "Je crois qu’il y a une extraordinaire nouvelle de Borges où il raconte qu’un architecte paysagiste dessine un parc avec des statues, des pavillons, des petits lacs, des allées. Quand le parc est fini il s’aperçoit qu’il fait son propre portrait. Je trouve que c’est une parabole admirable. On ne fait jamais que son propre portrait" .

Il me fallait relire. "Peu d’écrivains deviennent plus importants, plus extraordinaires àla deuxième lecture", dit Thomas Bernhard par la voix de son narrateur dans Extinction. Ce qui fait d’un roman un grand roman, ce que l’on attend de lui, n’est-ce pas qu’il ne nous livre pas tous ses secrets et que toujours nous puissions recommencer nos lectures dans la ferveur ? Je le voyais bien, la puissante fascination qu’exerçait ce roman ne perdrait jamais rien de sa force d’emprise, parce qu’au-delàde la "marche" du récit, au-delàde ce que l’on apprend, de ce que l’on découvre en tournant les pages, de ce qui nous est donné àvoir, àsentir, àentendre, il reste une énigme dont le noyau secret est enfoui dans ses pages, une énigme que le temps et les lectures successives ne résoudront jamais, parce que tout (le caractère imprévisible des événements météorologiques, le caractère étrange des lieux, la quête sans fin des personnages parcourant sans fin les allées des jardins, leurs voix impuissantes àraconter ce qui s’est, passé le soir dans le petit salon, les découvertes énigmatiques auxquelles ils sont confrontés), tout renvoie àl’insoluble énigme qui nous fonde, et àla pulsion vitale, irrépressible qui nous pousse àcontinuer sans relâche notre enquête sur le monde.

Une force d’imagination créatrice puissante se déployait là, àtravers cette architecture sensorielle, ces jardins "aléatoires, mobiles, indessinables", où ce ne sont ni la parole, ni le regard qui permettent de comprendre ce qu’est véritablement un jardin, mais la marche qui en donne la mesure, et qui plus est, la marche nocturne qui seule permet d’accéder àla réalité d’un jardin, car un jardin, selon Chaunes, n’est "pas de l’ordre du visible".

Sa vision de l’équilibre toujours instable, toujours menacé dans lequel on doit garder un jardin était aussi une chose nouvelle, qui faisait vaciller toutes les certitudes et tous les comportements engendrés par l’habitude. Il y avait làune puissance d’imagination qui incitait àréfléchir autrement, qui transformait le champ des connaissances que nous croyons avoir du monde, qui ouvrait plus grandes les portes de la perception et de la sensibilité. "Le romancier", écrit Kundera dans L’Art du roman, "est un découvreur qui, en tâtonnant, s’efforce àdévoiler un aspect inconnu de l’existence". La vision si troublante que je gardais de Chaunes dans Les Jardins, "accroupi, muni d’un morceau de bois qu’il venait de ramasser", en train de "gratter le sol,(..) balayer du bout des doigts la surface mise au jour, aussi vivement mais aussi précautionneusement que s’il s’était attendu àretrouver un fragile pavement de mosaïque", ou celle des anciennes allées du jardin qu’il ramène au jour "comme l’écriture originelle d’un parchemin gratté sous la main fragile d’un paléographe", étaient des images saisissantes et qui touchaient àquelque chose de très profond, des images qu’il me fallait déchiffrer. J’avais aimé ce livre avant de me demander pourquoi, je l’ai dit. J’avais maintenant àmener mon enquête. Mes notes de lecture prises àce moment-làmontrent ma perplexité : "Chaunes mettant àjour les tracés des antiques rues. Quelle métaphore ?"

6 février 2005
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