(1) et autres citadines

Pourquoi déshabilles-tu ton roman, me dit ma sœur.

Je souffre d’en guerre. Tout est silencieux. Je sens un manque. Toujours une grande faille. J’y mets de l’amour. Mais l’amour ne comble pas. Il y a une guerre dans le creux intarissable de mon manque. Une phrase très longue apaise. Et l’histoire de toutes mes phrases séricigènes tisse un cocon serré qui se cache indéfiniment dans ma peau rugueuse.

Le 22 octobre 1943, des milliers de bombes écrasent Kassel. Le 23 octobre, sous les ordres des gardiens du camp, mon père ramasse les morceaux de corps qu’il faut entasser sur des charrettes à bras. Le 5 Mai 1945, il rentre à pied en France. Tout le long, il traverse des villes en ruines, les unes allemandes, les autres françaises. Le 30 mars 1951, il atteint le port de New York à bord du Liberty. Le 12 mars 1975, il me raconte en une phrase l’horreur des corps mutilés des femmes et des enfants allemands sur les trottoirs.
C’était le deuxième récit quand le premier fut celui du 2 janvier 1967. Chacun des deux ne raconte pas la même histoire, chacun fait écriture éternelle.

Pourquoi écris-tu à l’envers, me dit ma sœur.

L’énigme court d’un bout à l’autre comme un fil de soie, solide et invisible, comme une phrase longue qui ne tarit jamais bien que le souffle souvent me manque, mais le silence, non, la solitude, non, et tel le bombyx, je continue à écrire, à lire des livres comme Axelle ou Taïga ou Automne allemand ou Zone, à me perdre dans les rues de Hamra jusqu’à la mer, à marcher dans les ruelles de Chatila avec Adnan et Salma, à chercher la fiction pour regarder hors de moi l’enchevêtrement des événements inaccessibles.

Pourquoi ne vas-tu pas faire la guerre toi-même, me dit ma sœur.

L’ennemi arrive de tous cotés mais je m’endors, je m’émerveille, je souris. Je suis le premier de la lignée à ne pas faire la guerre, le premier puisque je fus le fils aîné bien que fille, fils du père, garçon fort devenue fille chétive lors de la mort du père, désormais fille écrivant au lieu de monter dans les arbres, fille taiseuse en place de garçon meneur. J’ai la nostalgie de mes forces et de ma témérité.

Comment se tenir dans le lignage et se délester de quelques guerres ?


٠ترة : « fattra » moment, période, pause

1er mai 2011
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